jeudi 11 juin 2009

Égoïsme légitime

Une autre différence entre mon éthique et l'utilitarisme orthodoxe est par rapport à l'égoïsme. Fondamentalement, dans l'optique d'un utilitarisme pur, toute souffrance compte, qu'elle soit celle de l'agent, celle de son frère ou celle d'un inconnu vivant aux antipodes.* Selon mon point de vue, il y a une certaines légitimité à ce que l'agent fasse passer ses propres besoins – et, par extension, ceux de ses proches – avant ceux d'autrui. En cas d'égalité, par exemple, je puis pencher en ma faveur sans que cela ne contredise le credo utilitariste. Entre sauver la vie de mon fils et celle d'un inconnu, les deux alternatives sont éthiquement égales donc je peux utiliser des critères plus égoïstes pour faire mon choix. Mais mon opinion personnelle va plus loin en outrepassant un peu la doctrine utilitariste...

Prenons conscience que même si je sacrifiais tous mes besoins pour ceux des autres, quitte à me laisser dépérir et mourir, je n'arriverais pas à enrayer toute la souffrance qu'il y a dans le monde. Cela ne justifie bien sûr pas de ne rien faire, mais c'est comme d'avoir une dette énorme mais seulement un peu d'argent; même si l'on donne le maximum que l'on peut, il nous en reste encore beaucoup à payer. À partir de ce constat, il faut nous demander : Jusqu'à quel point on doit donner aux autres avant de se remettre à penser à soi?

La plupart des gens conviendront qu'un individu peut faire passer ses propres besoins fondamentaux avant toute considération altruiste quelles qu'elles soient. Ainsi, par exemple, le loup peut chasser le cerf pour prolonger sa vie même si la quantité de proies qu'il tuera pendant son existence est démesurément supérieure en nombre par rapport au «1» que représente sa vie à lui. Éthiquement, il est tout aussi légitime pour le loup de tuer pour survivre que pour ses proies de fuir le loup pour survivre, quitte à laisser leur prédateur mourir de faim. Bref, lorsque ce sont nos intérêts vitaux qui sont en jeu, il est normal d'être égoïste. Malgré cela, je donnerais deux devoirs au prédateur:
  1. Minimiser la souffrance de sa proie. Entre autres, la tuer d'une manière propre et rapide.
  2. Sélectionner sa proie de façon à minimiser la souffrance et optimiser le bonheur pour les autres êtres affectés. Par exemple, choisir une proie qui nuisait au troupeau ou auquel peu de membres de troupeau étaient attachée.
Est-ce que ça s'arrête là? La survie et l'évitement d'une souffrance atroce sont-elles les seules excuses légitimes pour être égoïste? Certains diront qu'il faut vivre en simplicité volontaire afin de donner tous nos surplus à des œuvres caritatives. Il est, selon eux, immoral de nous payer du luxe alors que d'autres ne peuvent combler leurs besoins fondamentaux. Cette idée se défend. Ce n'est, toutefois, pas exactement celle à laquelle j'adhère.
Je pense que nul n'a pour devoir d'être malheureux. Si je me contente de combler mes besoins physiologiques et que je donne tout le reste de mes revenus aux pauvres, je vais pouvoir me maintenir en vie mais je risque de perdre le goût de vivre. Selon moi, le seuil minimal de bonheur qu'un individu devrait rechercher pour lui-même ne se limiterait pas à l'homéostasie mais s'élèverait au bien-être. Comme je le disais en vous parlant de mon végétarisme, c'est parce que, pour moi, la viande n'est pas nécessaire à mon bonheur que je n'en mange pas, mais je n'essaierai pas de forcer quelqu'un à abandonner cet aliment traditionnel si c'est pour le rendre malheureux. C'est la même chose pour les autres domaines. Culturellement, nous baignons depuis l'enfance dans une société de surconsommation. Conséquemment, beaucoup d'entre nous ne pourraient envisager de vivre sans aller au cinéma deux fois par semaine ou sans se vêtir d'habits de grandes marques. Ce sont des conditions nécessaires à leur bonheur. Il est donc légitime qu'ils les recherchent avant d'investir dans l'humanitaire et même si cela implique de la souffrance abusive pour les travailleurs.

Mon point de vue ne justifie cependant pas un maintient perpétuel de ces habitudes causant la souffrance. En effet, une fois que l'on a pris conscience que notre mode de vie est une source de malheur dans l'univers, il devient de notre devoir d'essayer – progressivement – de trouver notre bonheur autrement et de se libérer de ce genre d'«addiction maléfique». Par exemple, je peux essayer de remplacer mon café par du café équitable et revenir à mon ancienne marque si je n'aime pas ça, mais si je n'essaye même pas, je n'ai aucune excuse. Ultimement, on devrait tous essayer d'atteindre un état où l'on ne ferait passer nos besoins avant ceux des autres que lorsqu'il s'agit d'un besoin plus ou autant fondamental. Idéalement, l'agent devrait hiérarchiser les choses dans cet ordre :
  1. ses propres besoins primaires
  2. les besoins primaires d'autrui
  3. ses propres besoins secondaires
  4. les besoins secondaires d'autrui
Et plus l'agent transférera de ses besoins primaires dans la catégorie des besoins secondaires, et plus il pourra être une source de bonheur dans l'univers.

––
*Je ne dis pas que c'est ce que pensent les autres utilitaristes, je dis simplement que c'est l'optique d'un utilitarisme «pur». L'individu ne devrait pas considérer davantage ses besoins que ceux d'autrui.

3 commentaires:

  1. "Prenons conscience que même si je sacrifiais tous mes besoins pour ceux des autres, quitte à me laisser dépérir et mourir, je n'arriverais pas à enrayer toute la souffrance qu'il y a dans le monde."

    Je suis d'accord, mais je ne vois pas en quoi ça justifie qu'on ne le fasse pas.

    Tu sembles établir une différence de nature entre "se payer du luxe alors que d'autres sont dans la misère" et "torturer pendant plusieurs semaines une personne pour son propre plaisir." Moi, je ne pense pas qu'on devrait juger ces situations en utilisant des méthodes différentes.

    J'ai l'impression que, pour déterminer si une action est éthique, tu observes ce que tu fais et tu tentes de légitimiser tes comportements pour les inclure dans ton éthique. En d'autres termes, puisqu'il y a une dissonance entre ton comportement, qui est de faire passer ton luxe avant la satiété des autres, et ton objectif de maximiser le bonheur, tu te mets à rationaliser pour inclure ton comportement dans ton éthique. Je pense qu'il faut prendre conscience qu'il y a une différence entre ce qu'on pense qu'on devrait faire et ce qu'on fait réellement. En prenant du temps à t'écrire ce message au lieu de me tuer au travail pour permettre aux pauvres de se nourrir convenablement, j'ai conscience que j'agis immoralement. Je suis égoïste et il n'y a aucune justification pour un tel comportement.

    J'ai une question : Si une société où les gens seraient majoritairement prêts à sacrifier leur fils pour sauver 15 personnes existait, serait-il un devoir éthique, selon toi, d'empêcher une minorité de faire passer leur fils avant 15 personnes en les mettant en prison? Si tu réponds oui à cette question, ça voudrait dire que ton éthique change selon les cultures.

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  2. Sceptigo : «Je suis d'accord, mais je ne vois pas en quoi ça justifie qu'on ne le fasse pas.»

    Je te comprends et je partage ton avis. Je vais faire une analogie. Si, par exemple, j'ai une dette de 100$ et que j'ai amplement les moyens de la rembourser, alors il va de soi que je dois le faire. La quantité d'argent que je dois donner est déterminé par la quantité d'argent que je dois. Mais si la quantité d'argent que je possédais est inférieure à ma dette, la quantité que je dois donner change puisqu'il m'est impossible de rembourser ma dette. Certains diraient alors que je devrais donner tout mon argent. Moi je pense que je devrais m'en garder juste assez pour être heureux et rembourser ma dette avec le reste.

    L'idée c'était juste d'ouvrir la réflexion sur la question : «Jusqu'à quel point on doit donner aux autres avant de se remettre à penser à soi?» La réponse «Jusqu'à ce que la souffrance d'autrui n'existe plus!» étant insatisfaisante puisqu'impossible, je mettais mon critère ailleurs. Mais il est vrai que je le fais d'une manière moins rigoureuse. C'était juste comme une sorte de suggestion.

    Sceptigo : «ça voudrait dire que ton éthique change selon les cultures.»

    C'est un peu vrai. Dans le sens que la culture dans laquelle j'ai été élevée va influencer mes besoins et donc va déterminer, un peu, ce qui est souffrant pour moi. Pour savoir quel comportement on doit avoir éthiquement envers un individu, on doit savoir ce qui lui causera souffrance ou bonheur; cela varie d'un individu à l'autre selon sa nature et sa culture. Mais la souffrance comme telle est une réalité qui transcende les peuples et les espèces.

    Sceptigo : «J'ai l'impression que, pour déterminer si une action est éthique, tu observes ce que tu fais et tu tentes de légitimiser tes comportements pour les inclure dans ton éthique.»

    Honnêtement, au moment où j'écrivais ces lignes je pensais plus à défendre l'action de ceux qui se nourrissent de viande (ce qui cause nécessairement plus de souffrance que de bonheur) que mes actions à moi. Mais ça peut s'appliquer aussi à ceux qui achètent des produits faits par des enfants chinois, ou à ceux qui polluent.

    Mais mon but n'était pas d'approuver ces actions comme telles, loin de là, je les dénonce :

    Feel O'Zof : «une fois que l'on a pris conscience que notre mode de vie est une source de malheur dans l'univers, il devient de notre devoir d'essayer – progressivement – de trouver notre bonheur autrement»

    Mon but était plutôt de prôner une transition progressive vers la suppression de ces habitudes sources de souffrance, plutôt qu'une cessation immédiate et totale de leur pratique. D'ailleurs inciter les gens à transiter progressivement vers cet état est une façon de faciliter cette transition et de réduire les chances de récidives (et ça me permet d'avoir l'air moins drastique et extrémiste aux yeux de certains). Et, si la personne manque trop de volonté pour arrêter elle-même une pratique maléfique, elle pourra choisir quand même d'éviter d'enseigner ce comportement à sa progéniture.

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  3. Puisque tu dis toi-même que tu es moins rigoureux, je n'ai rien a redire. Je comprends ce que tu veux faire : essayer de trouver une sorte de compromis raisonnable pour ne pas qu'on étende son égoïsme trop loin.

    Finalement, je suis pas mal d'accord avec ce que tu viens d'écrire.

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