dimanche 28 juin 2009

La règle d'or

Toutes les éthiques, dans toutes les cultures et toutes les époques, se fondent sur ce que l'on appelle «la règle d'or». Il en existe plusieurs déclinaisons en fait, mais l'idée générale de base reste la même : l'altruisme. Une version très célèbre en Occident est celle du prédicateur galiléen Jésus de Nazareth (1-33) :
« Aime ton prochain comme toi-même. »

Mais il y en a beaucoup d'autres versions. On connait le célèbre «Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'ils te fassent» qui nous vient de l'hindouisme. Dans le bouddhisme c'est «Ne blesse pas les autres d'une manière que tu trouverais toi-même blessante», en islam on dit «Aucun d'entre vous ne croit vraiment tant qu'il n'aime pas pour son frère ce qu'il aime pour lui-même», le judaïsme dit «Tu aimeras ton prochain comme toi-même» et le taoïsme «Regarde le gain de ton voisin comme ton propre gain, et la perte de ton voisin comme ta propre perte» (source).

Personnellement, je préfère énoncer la règle d'or de la manière suivante :
« Considérons les besoins des autres comme nous aimerions qu'ils considèrent les nôtres. »

La distinction réside dans le fait que l'Autre n'a pas nécessairement les mêmes besoins que l'agent. Ce qu'il faut faire n'est donc pas nécessairement de traiter les autres comme j'aimerais qu'on me traite, mais de traiter les autres comme ils aimeraient être traités. Leurs besoins peuvent différer des miens. Si je suis masochiste, je ne peux pas me mettre à frapper tout le monde sur le seul prétexte que moi j'aime ça.

Une autre variance dans les différentes manifestations de la règle d'or réside dans la définition du concept d'«autrui». En effet, dans les différentes époques et cultures de l'humanité, on fixait différemment l'étendu de notre sphère de considération éthique. Ainsi, la femme, l'esclave et l'étranger étaient souvent exclus; leur intérêts fondamentaux passant après les caprices de l'homme libre natif. Personnellement, comme je l'ai déjà mentionné ici, je considère que tous les êtres ayant des intérêts dans une situation donnée méritent que l'on tienne compte de ces intérêts. L'autrui est donc universel.

jeudi 25 juin 2009

Coloniser le Cosmos

Cette année, ça fait 40 ans depuis la première fois qu'un humain posa son pied sur la Lune. Dans les programmes spatiaux de la NASA ou de ses émules des autres pays, on semble avoir pour objectif final d'envoyer un humain quelque part. D'abord dans l'espace en orbite avec Youri Gagarine (1934-1968) en 1961, ensuite sur la Lune avec Neil Armstrong (1930-...) en 1969 et, actuellement, on s'intéresse à l'idée d'envoyer des humains sur Mars (dans plusieurs années). Pour cette cause, plusieurs personnes – et nombre d'animaux – ont payé le prix de leur vie.

Personnellement, je n'irai sans doute jamais dans l'espace. C'est bien cool de savoir que c'est possible pour des humains, mais ça ne m'apporte pas grand-chose finalement. Les informations rapportées sur notre univers par les sondes m'apparaissent plus intéressantes que les résultats des voyages habités. Ce que je me demande, finalement, c'est : où on va avec ça? Je ne sais pas si vous réalisez à quel point les choses sont loin dans l'espace. Pour aller sur Mars, ce serait un voyage qui durerait plusieurs années. Période pendant laquelle des astronautes devraient vivre confinés dans un vaisseau spatial. Et pourquoi? Pour atterrir sur une planète déserte et revenir après… Par ailleurs, la pertinence de la présence humaine me semble douteuse. Si c'est pour acquérir des connaissances sur l'endroit, envoyer des robots m'apparaît plus sage et efficace. Et si c'est pour établir des colonies de peuplement ailleurs dans l'univers… bonne chance! On aura beau polluer la Terre autant qu'on veut, elle nous sera toujours plus habitable que Mars ou Vénus. En fait, pour adapter une autre planète à la vie, cela prendrait sans doute au moins un milliard d'années.

J'ai une suggestion : Au lieu d'essayer de coloniser l'espace avec des humains, pourquoi ne pas seulement utiliser des bactéries? Mon idée c'est d'abord d'étudier les conditions d'une planète ou d'une lune particulière, ensuite de trouver sur Terre des bactéries extrémophiles vivants dans des conditions vaguement semblables, puis d'effectuer des sélections artificielles sur ces bactéries pour qu'elles deviennent parfaitement adaptés aux rigueurs de l'astre à coloniser. Il s'agit ensuite d'envoyer sur cet astre un vaisseau rempli de ces bactéries. Les bactéries pourront vivre plusieurs générations dans ce vaisseau sans problème. Une fois à destination, elles s'y reproduiront en grand nombre, sur toute la planète, n'ayant aucune forme de prédation et ayant l'abondance des ressources, jusqu'à ce qu'elles atteignent le nombre critique qui fera en sorte que chaque individu devra entrer en compétition avec les autres pour survivre et se reproduire. La sélection naturelle commencera.

Peut-être une histoire semblable à celle de la vie sur Terre s'y produira, peut-être pas. C'est pourquoi il serait avantageux de le faire sur un nombre pluriel de lunes et de planètes. Pour favoriser cette évolution, on pourrait placer, dans la partie non-codante de l'ADN de ces bactéries, des gènes d'animaux et de végétaux plus complexes. Cela donnerait donc à l'aléatoire davantage de matériel génétique à utiliser; un segment non-codant étant susceptible de migrer vers la partie codante lors d'une mutation. Si l'on pouvait envoyer sur cette colonie extraterrestre des organismes plus complexes que de simples bactéries – comme des algues, des champignons ou des lichens – on partirait de moins loin. On aurait encore plus de chance d'espérer voir apparaître des êtres sensibles et peut-être même, éventuellement dans un avenir très lointain, des êtres intelligents.

On pourrait leur laisser un témoignage de notre existence, un «message». Il faudrait que celui-ci survive aux millions d'années nécessaires à leur évolution. On pourrait le placer sur un satellite naturel de leur planète, ils le découvriront donc seulement lorsqu'ils auront la technologie leur permettant d'atteindre ce lieu. On pourrait, dans ce même message, leur révéler des technologies plus avancés, la totalité de notre science et de notre histoire, ou même un système politique ou une éthique.

Le but de tout ça? On ne sait pas si la vie est quelque chose de rare et d'exceptionnelle dans le cosmos. Peut-être n'y en a-t-il nulle part ailleurs. Alors, si jamais la Terre venait à se faire percuter par une comète ou à être engloutie par le Soleil, on saura qu'il y a toujours de la vie quelque part et… Je sais pas, mais il me semble que c'est moins pire de mourir si quelque chose nous survit que de mourir en sachant qu'il n'existera plus rien après nous. Ça donne un sens à la vie.

samedi 20 juin 2009

Nos devoirs pour les gens de demain

Je pense que la plupart conviendront avec moi du fait que nous avons des devoirs envers les générations futures, même envers celles qui ne sont pas encore nées. Comme nos actions d'aujourd'hui affectent le bonheur et la souffrance des gens de demain, nous sommes éthiquement tenu de considérer ce bonheur et cette souffrance dans nos choix éthiques, même si notre estimation des conséquences à très long terme est moins certaines. Par exemple, abîmer l'équilibre des écosystèmes ne peut être justifié par l'argument «Les conséquences de ces actes n'auront d'impact que sur des gens qui n'existent pas encore et l'on n'a aucun devoir envers des êtres inexistants» car, bien que l'on n'a effectivement aucun devoir envers un être qui n'existera jamais (et qui, par conséquent, n'est pas un être), je pense que nous en avons envers ceux qui existeront bel et bien.

Le temps est une dimension, par conséquent le futur peut être traité comme un «lieu» lointain sur l'axe temporel. Imaginons que nous avons deux villages voisins qui se nomment «Aujourd'hui» et «Dans-cent-ans». Il y a une rivière qui irrigue les deux villages, Aujourd'hui est en amont et Dans-cent-ans en aval. Si les villageois de Aujourd'hui jettent leurs déchets à l'eau, cela aura un impact sur les habitants de Dans-cent-ans qui utilisent cette même eau pour s'abreuver et se laver. Cette analogie qui transpose une distance temporelle en une distance spatiale nous permet de prendre conscience que les gens du futur existent… mais dans le futur seulement. Cela ne leur enlève pas le droit au bonheur. Bien sûr, on ne peut pas cerner d'individus particuliers dans le lot, mais on se doute de l'existence d'une population humaine dans cette zone de l'espace-temps. C'est comme si les habitants de Aujourd'hui ne connaissaient personne à Dans-cent-ans mais qu'ils savaient tout de même, en voyant ses lumières s'allumer le soir à l'horizon, que le village est habité.

Mais si j'avorte l'embryon que je porte, j'empêche un humain potentiel de venir au monde, alors est-ce un meurtre? Est-ce que c'est comme de porter préjudice à l'un des habitants du village de Dans-cent-ans? Pas du tout. Puisque, empêcher un être potentiel de venir au monde fait en sorte que cet être n'habite pas le futur. Donc, non seulement il n'existe pas en ce moment en tant qu'être, mais il n'existera jamais. C'est comme si l'un des habitants du village de Aujourd'hui était accusé par ses concitoyens d'avoir assassiné et dissimulé le cadavre d'un homme originaire de Dans-cent-ans, mais que personne dans le village de Dans-cent-ans n'ait été porté disparu. C'est contre-intuitif mais «s'abstenir de créer un être» n'équivaut pas à «détruire un être». Il y a, à chaque instant, des milliers d'êtres potentiels qui pourraient venir au monde mais il est impossible qu'ils viennent tous au monde. Par exemple, si une femme décidait de tomber enceinte ce mois-ci, elle n'engendrait pas la même personne qu'elle aurait engendrée si elle avait attendu un mois de plus avant de se faire féconder. Je ne pense pas qu'amener à l'existence un individu particulier, parmi le pool des inexistants, soit un devoir moral envers cet individu.

Propagande anti-végétariens

Une annonce du Choix du Président qui est diffusée par les temps qui courent va comme suit :
« Avis à tous les végétariens, le message qui suit parle de viande. » [description des produits] « C'est dur d'être végétarien, non? » [sourire baveux]

C'est quelque chose de toléré que de baver ainsi les végétariens. Si l'annonce avait été : « Avis à tous les juifs et à tous les musulmans, le message qui suit parle de viande de porc. (…) C'est dur d'être cascher, non? » ça n'aurait certainement pas passé. Mais, pour une raison obscure, un tabou alimentaire engendré par des croyances irrationnelles est davantage respecté dans notre société qu'un boycott alimentaire engendré par des convictions éthiques. En fait, je trouve que ce n'est pas tant anti-végétarisme qu'anti-végétariens.

L'annonce des producteurs de poulets du Québec est plus subtile au moins :
– Pour l'avion est-ce que c'est possible de réserver un menu végétarien?
– Oui, c'est pour…?
– Mon poulet!

Elles sont drôles d'ailleurs ces annonces-là des « éleveurs attentionnés » qui louent un appartement immense pour loger une poule ou qui tiennent des photos de leurs poules dans leur portefeuille. Quand on sait comment ça se passe réellement, c'est délicieusement ironique comme annonces.

Je conçois que le végétarisme soit quelque chose qui est nuisible pour les vendeurs de viande et il est donc logique qu'il tente de l'inhiber. C'est peut-être moi, mais j'ai plutôt l'impression que ce n'est pas contre le végétarisme mais contre les végétariens que ce genre de publicité est dirigée. Une sorte de marginalisation du végétarien. En tout cas, moi je trouvais ça déplacé.

jeudi 11 juin 2009

Le démon de Laplace

Le scientifique Pierre-Simon Laplace (1749-1827), qui fut l'un des principaux scientifiques français de la période napoléonienne, disait que si un être pouvait connaître exactement tous ce qui se passe dans l'univers en cet instant, jusqu'aux moindres mouvement de chaque particule, et qu'il saurait analyser correctement ces informations, il pourrait prédire avec une exactitude absolue tout ce qui va se passer partout dans l'univers jusqu'à la fin des temps (cliquez ici pour plus de détails). Je partage cette opinion.

Bien sûr, un tel «démon omniscient» ne peut exister. Il faudrait probablement qu'il soit en-dehors de l'univers et qu'il n'y intervienne d'aucune façon; afin qu'il ne soit ni cause ni effet. Je ne vois donc pas comment il pourrait percevoir tout son contenu, jusqu'aux moindres mouvements de chaque particule, sans y intervenir. Il lui faudrait sans doute «disséquer» l'univers, ce qui aurait naturellement un impact sur le futur et empêcherait l'accomplissement de ses prédictions. Cependant, le démon de Laplace n'est qu'une image pour dire que tout ce qui survient est nécessairement causé par ce qui est arrivée avant et que notre incapacité de prévoir le futur à partir du présent découle toujours de notre incapacité à tenir compte d'absolument tous les facteurs.

On dirait que cette conception des choses en effraie plusieurs. Il semble que beaucoup ont du mal à accepter ce fait car cela leur enlèverait leur libre-arbitre et, par conséquent, leur sentiment de liberté. Personnellement, je fais une nuance entre le libre-arbitre et la liberté. Si nous pouvons faire ce que l'on veut, alors nous sommes libres même si tous nos actes sont prévisibles à l'échelle de l'univers. Un prisonnier n'est pas davantage libre en restant dans sa cellule si son geôlier prévoit qu'il va s'évader. Il faut prendre conscience du fait que notre aspect déterministe ne nous enlève rien, afin justement que cela n'atténue pas inutilement notre sentiment de liberté. Nous faisons partie de l'univers et obéissons, par nature, à ses lois. Nous sommes donc prévisibles pour quiconque comprendrait comment l'on fonctionne.

J'aimerais cependant souligner que le déterminisme de l'univers n'implique pas de «destin» ou de «plan divin». Même si tout ce qui survient ne pouvait faire autrement que survenir, cela n'implique pas que ce fut nécessairement programmé par une quelconque intelligence surnaturelle. Les événements sont donc déterminés mais contingents. Il ne faut pas confondre le déterminisme avec la prédestination, car si tous deux présupposent qu'il n'y a qu'un dénouement possible, le second voit une finalité et une nécessité dans l'enchaînement des événements et est donc plus spirituel ou religieux, alors que le déterminisme est, au contraire, à la base de toute expérimentation scientifique (une même cause engendre un même effet).

Je ne connais pas grand-chose à la physique quantique mais il semble que, dans cette science, nous sommes arrivés à un point où le déterminisme ne s'applique plus. Je ne sais si c'est vraiment vrai ou si ce ne sont que des fariboles colportées par des obscurantistes pseudoscientifiques. Peut-être est-ce simplement que nous ne pouvons pas observer suffisamment de phénomènes à cette échelle pour vraiment connaître tous les facteurs causaux qui interviennent? Peut-être sommes-nous arrivé à un point où l'univers est incompréhensible pour l'esprit humain?

Quoiqu'il en soit, je réfute l'argument de ceux qui prétendent que cet «indéterminisme» des particules quantiques démontre l'existence d'un libre-arbitre chez l'humain. Cet argument est en fait une version moderne de celui que le philosophe grec Épicure (342-270 av. notre ère) disait à propos de la «déclinaison des atomes» pour contrer le déterminisme pur et dur de son prédécesseur et maître Démocrite (460-370 av. notre ère). À ce que je sache, notre esprit ne fonctionne pas selon un mécanisme quantique mais à une échelle beaucoup plus grande, celle de la neurologie. Il n'y a rien d'indéterministe dans les actes des humains. Ce que certains appellent «libre-arbitre» ou «hasard», moi j'appelle ça «des variables inconnues».

Égoïsme légitime

Une autre différence entre mon éthique et l'utilitarisme orthodoxe est par rapport à l'égoïsme. Fondamentalement, dans l'optique d'un utilitarisme pur, toute souffrance compte, qu'elle soit celle de l'agent, celle de son frère ou celle d'un inconnu vivant aux antipodes.* Selon mon point de vue, il y a une certaines légitimité à ce que l'agent fasse passer ses propres besoins – et, par extension, ceux de ses proches – avant ceux d'autrui. En cas d'égalité, par exemple, je puis pencher en ma faveur sans que cela ne contredise le credo utilitariste. Entre sauver la vie de mon fils et celle d'un inconnu, les deux alternatives sont éthiquement égales donc je peux utiliser des critères plus égoïstes pour faire mon choix. Mais mon opinion personnelle va plus loin en outrepassant un peu la doctrine utilitariste...

Prenons conscience que même si je sacrifiais tous mes besoins pour ceux des autres, quitte à me laisser dépérir et mourir, je n'arriverais pas à enrayer toute la souffrance qu'il y a dans le monde. Cela ne justifie bien sûr pas de ne rien faire, mais c'est comme d'avoir une dette énorme mais seulement un peu d'argent; même si l'on donne le maximum que l'on peut, il nous en reste encore beaucoup à payer. À partir de ce constat, il faut nous demander : Jusqu'à quel point on doit donner aux autres avant de se remettre à penser à soi?

La plupart des gens conviendront qu'un individu peut faire passer ses propres besoins fondamentaux avant toute considération altruiste quelles qu'elles soient. Ainsi, par exemple, le loup peut chasser le cerf pour prolonger sa vie même si la quantité de proies qu'il tuera pendant son existence est démesurément supérieure en nombre par rapport au «1» que représente sa vie à lui. Éthiquement, il est tout aussi légitime pour le loup de tuer pour survivre que pour ses proies de fuir le loup pour survivre, quitte à laisser leur prédateur mourir de faim. Bref, lorsque ce sont nos intérêts vitaux qui sont en jeu, il est normal d'être égoïste. Malgré cela, je donnerais deux devoirs au prédateur:
  1. Minimiser la souffrance de sa proie. Entre autres, la tuer d'une manière propre et rapide.
  2. Sélectionner sa proie de façon à minimiser la souffrance et optimiser le bonheur pour les autres êtres affectés. Par exemple, choisir une proie qui nuisait au troupeau ou auquel peu de membres de troupeau étaient attachée.
Est-ce que ça s'arrête là? La survie et l'évitement d'une souffrance atroce sont-elles les seules excuses légitimes pour être égoïste? Certains diront qu'il faut vivre en simplicité volontaire afin de donner tous nos surplus à des œuvres caritatives. Il est, selon eux, immoral de nous payer du luxe alors que d'autres ne peuvent combler leurs besoins fondamentaux. Cette idée se défend. Ce n'est, toutefois, pas exactement celle à laquelle j'adhère.
Je pense que nul n'a pour devoir d'être malheureux. Si je me contente de combler mes besoins physiologiques et que je donne tout le reste de mes revenus aux pauvres, je vais pouvoir me maintenir en vie mais je risque de perdre le goût de vivre. Selon moi, le seuil minimal de bonheur qu'un individu devrait rechercher pour lui-même ne se limiterait pas à l'homéostasie mais s'élèverait au bien-être. Comme je le disais en vous parlant de mon végétarisme, c'est parce que, pour moi, la viande n'est pas nécessaire à mon bonheur que je n'en mange pas, mais je n'essaierai pas de forcer quelqu'un à abandonner cet aliment traditionnel si c'est pour le rendre malheureux. C'est la même chose pour les autres domaines. Culturellement, nous baignons depuis l'enfance dans une société de surconsommation. Conséquemment, beaucoup d'entre nous ne pourraient envisager de vivre sans aller au cinéma deux fois par semaine ou sans se vêtir d'habits de grandes marques. Ce sont des conditions nécessaires à leur bonheur. Il est donc légitime qu'ils les recherchent avant d'investir dans l'humanitaire et même si cela implique de la souffrance abusive pour les travailleurs.

Mon point de vue ne justifie cependant pas un maintient perpétuel de ces habitudes causant la souffrance. En effet, une fois que l'on a pris conscience que notre mode de vie est une source de malheur dans l'univers, il devient de notre devoir d'essayer – progressivement – de trouver notre bonheur autrement et de se libérer de ce genre d'«addiction maléfique». Par exemple, je peux essayer de remplacer mon café par du café équitable et revenir à mon ancienne marque si je n'aime pas ça, mais si je n'essaye même pas, je n'ai aucune excuse. Ultimement, on devrait tous essayer d'atteindre un état où l'on ne ferait passer nos besoins avant ceux des autres que lorsqu'il s'agit d'un besoin plus ou autant fondamental. Idéalement, l'agent devrait hiérarchiser les choses dans cet ordre :
  1. ses propres besoins primaires
  2. les besoins primaires d'autrui
  3. ses propres besoins secondaires
  4. les besoins secondaires d'autrui
Et plus l'agent transférera de ses besoins primaires dans la catégorie des besoins secondaires, et plus il pourra être une source de bonheur dans l'univers.

––
*Je ne dis pas que c'est ce que pensent les autres utilitaristes, je dis simplement que c'est l'optique d'un utilitarisme «pur». L'individu ne devrait pas considérer davantage ses besoins que ceux d'autrui.

lundi 1 juin 2009

Le plus grand bien du plus grand nombre

Un des points de divergence entre mon éthique et celle des utilitaristes plus orthodoxes est sur la pertinence d'utiliser l'étendu (le nombre d'individus affecté) dans notre considération éthique. Je considère que cette variable n'est pas si importante que ça et que les souffrances ne peuvent pas vraiment s'additionner d'une personne à l'autre. Prenons, par exemple, les deux alternatives suivantes:
  • A - Une personne est torturée pendant un an;
  • B - Un nombre N de personnes se cognent une fois le petit orteil sur une patte de table à café;

Si l'on avait le choix entre l'une des deux, quelle valeur devrait avoir N pour que A soit préférable à B? Un utilitariste orthodoxe considérera peut-être que le nombre N est très élevé. Il fera sans doute la formule «A/B = N», c'est-à-dire qu'il diviserait la souffrance «être torturé» par la souffrance «se cogner l'orteil» pour évaluer combien de cognements d'orteils vaut un an de tortures. Pour ma part, je considère que la souffrance A est toujours pire que la B indépendamment de N. Simplement parce que subir la souffrance A est pire que de subir la souffrance B, et ce que l'on soit dix ou dix milliards à subir B.

Imaginons que la souffrance soit un liquide et les êtres sensibles des récipients. Le but n'est donc pas de limiter la quantité de ce liquide dans l'univers, il faut simplement qu'aucun récipient ne déborde. La somme totale de souffrance existante n'est perçue par aucun être, elle n'existe dans aucune subjectivité. Lui accorder de l'importance équivaut, à mes yeux, à considérer d'autres variables arbitraires, comme l'honneur ou la souillure. Ce sur quoi il faut focaliser, ce sont les individus, car ce sont eux qui ont le potentiel de souffrir ou d'être heureux.

Évidemment, il serait absurdement erroné de dire que le nombre de victimes ne compte jamais. Personnellement, je la fais compter dans les deux types de situations suivantes:
  • Si les victimes de l'option ayant le moins de victimes souffrent autant dans la version en ayant le plus;
  • Si, pour un individu donné, le nombre de victimes représente une plus grosse souffrance.

Par exemple, si je vais dans un petit village et que je crève les yeux de dix de ses habitants, je cause plus de souffrance que si je n'enlevais la vue qu'à une seule personne. En effet, on peut dire que d'avoir un proche non-voyant réduit notre capacité d'encaisser le fait de perdre la vue. C'est pourquoi la souffrance de chacun augmente avec le nombre de victimes. Les individus s'affectent mutuellement. Disons que chaque victime est entourée d'un «halo de souffrance collatérale». Ce halo peut s'étendre loin, par exemple celui qui lit dans le journal qu'un inconnu est mort se trouve en périphérie du halo alors que le frère de la victime est presque en son centre. Quand les halos se chevauchent, une nouvelle victime constitue une souffrance supplémentaire pour chaque victime (ou pour un proche commun des deux victimes); et ce même dans les périphéries les plus éloignées du halo (par exemple, apprendre qu'une personne s'est noyé en Birmanie m'affectera moins que d'apprendre que 10 000 citoyens de ce pays sont morts dans un tsunami). Plus les victimes sont proches, et plus la souffrance de l'une affecte l'autre. Dans une situation réelle, plus le nombre de victimes est élevée, plus y a de chances que ces halos se chevauchent et plus la souffrance collatérale sera forte.


L'autre point est que chaque nouvelle victime est un dilemme éthique en soi. Donc si, par exemple, je tue dix personnes au lieu de n'en tuer qu'une seule (et que cette unique victime de la seconde possibilité fait partie des dix que j'ai tuées), je dois évaluer l'éthique du fait de tuer neuf personnes au lieu d'en tuer zéro. Puisque la victime commune aux deux seules options meure dans les deux cas, elle ne fait pas plus partie du dilemme que n'importe quelle autre personne qui meure dans le monde au même moment. Ainsi, le nombre devient pertinent puisque, finalement, je ne suis plus en face d'un seul dilemme mais de plusieurs dilemmes indépendants.

Ainsi, dans le dilemme suivant:
  • A- La sœur de Jacques meurt,
  • B- Tous les proches de Jacques meurent (dont sa sœur),
Puisque la sœur de Jacques meurt dans les deux cas, elle ne fait pas partie du dilemme. On doit la soustraire de A et de B, donc A devient «Personne ne meurt» et est le choix le plus éthique. Maintenant si l'on modifie l'option B de cette façon:
  • B- Tous les proches de Jacques meurent sauf sa sœur.
On peut quand même privilégier l'option A puisque l'on a un individu, Jacques, pour qui «Perdre l'une de ses proches» est un moindre mal par rapport à «Perdre tous ses autres proches». 

Le point est que le nombre de victimes n'est pas pertinent en soi.  Il arrive même parfois que faire plus de victimes crée un réseau de soutient et, rarement, le bénéfice de ce soutient peut être supérieur à la souffrance encourue. Par exemple, si je tatoue un caneton rose dans le front d'une personne contre son gré, elle souffrira de moqueries pour le reste de sa vie. Si je fais la même chose à dix personnes, elles pourront se soutenir dans cette épreuve. Et si je le fais à un million de personnes, le fait d'avoir un caneton rose dans le front sera démarginalisé et la souffrance subite par chaque victime en sera considérablement réduite. Et, finalement, si je le fais à toute l'humanité, la souffrance de chaque victime sera pratiquement nulle. Dans ce genre de situation, augmenter les victimes réduits la souffrance des victimes (mais qu'il n'y ait aucune victime serait encore mieux).

L'idée que je défends ici permet de justifier, par exemple, l'interdiction de pratiques telles que les combats de gladiateurs (la mort de quelques individus versus le divertissement de plusieurs) ou, plus généralement, de condamner les abus de groupes majoritaires sur les minorités.