dimanche 29 mai 2011

Les liens du sang

J'avais une discussion dernièrement avec un de mes amis à propos d'un fait divers: C'était l'histoire d'un homme qui découvrait que son fils de treize ans n'était pas son enfant biologique. Comme cet homme avait perdu la garde de l'enfant en question quelques années plus tôt, la question était de savoir si, maintenant qu'il savait n'avoir aucun lien génétique avec lui, il devait continuer de lui verser une pension alimentaire ou s'il devait, au contraire, exiger d'être remboursé par la mère pour toute ces années de pensions alimentaires illégitimes.

Je trouve personnellement que l'on accorde une trop grande importance aux «liens du sang» dans notre culture. Tant au niveau de la relation entre le parent et son enfant, qu'au niveau de la relation entre le Québec moderne et son Histoire. Qu'un enfant adopté utilise l'expression «ma vraie mère» pour parler de la personne qui l'a engendré plutôt que de celle qui l'a élevé, m'apparaît aberrant. De même qu'il m'apparaît aberrant que l'on utilise l'expression «nos ancêtres» pour parler des colons français du seizième siècle, alors que même la plupart des «de souche» ont d'autres ascendants (des Anglais et des autochtones par exemple).

Si l'on en croit l'hypothèse Sapir-Whorf, la façon dont on nomme les choses affecte notre conception des choses. Qu'un enfant ne se perçoive pas comme «le vrai enfant» de ses parents simplement parce qu'il a été adopté ou qu'un citoyen ne se perçoive pas comme «un vrai Québécois» simplement parce qu'il n'avait pas d'ancêtres ici au seizième siècle, me semble être un symptôme d'une terminologie qui a abusivement recours aux «liens du sang». Je propose donc de redéfinir certains mots, de la manière suivante:
parent, père, mère : Personne qui élève l'enfant.
géniteur, génitrice : Personne qui transmet ses gènes à l'enfant.
gestateur, gestatrice : Personne ayant porté l'enfant dans son ventre.
enfant, fille, fils : Personne que l'on élève.
progéniture, rejeton : Personne que l'on a engendrée.
frère, sœur : Personne ayant été élevé par la ou les même(s) personne(s) que l'enfant.
demi-frère, demi-sœur : Personne ayant d'abord été élevé séparément puis ayant partagé plus tardivement un ou plusieurs parents avec l'enfant.
germain(e) : Personne ayant été engendrée par le même géniteur et/ou la même génitrice que l'enfant.

À partir de cette base qui définit les liens de parentés fondamentaux (filiation et germanité) de deux manières différentes (génétique et sociale), on peut redéfinir aussi les autres liens de parenté: les grands-parents, les oncles, tantes, cousins, cousines, neveux et nièces. Par exemple, le grand-parent pourrait être celui qui a élevé la personne qui a élevé l'enfant, tandis que le géniteur du géniteur pourrait être désigné par un néologisme tel que «métagéniteur». Et pour poursuivre cette idée, les termes «oncle» et «tante» pourraient aussi inclure des amis proches des parents.

En plus de raffermir le lien de filiation des enfants adoptés, cette terminologie contribuerait à démarginaliser la monoparentalité, l'homoparentalité et même la polyparentalité. En effet, dans le modèle actuel on présume que tout enfant a un père et une mère. L'enfant peut sentir qu'il lui manque quelque chose s'il n'a pas de père. Or, si l'on se contentait de dire que tout enfant a un géniteur et une génitrice, mais que son nombre de père ou de mère peut varier, il n'y aurait plus rien d'aberrant à n'avoir qu'un parent ou à avoir deux pères. Par ailleurs, les enfants adoptés rechercheraient peut-être moins à trouver et connaitre leurs parents biologiques et n'auraient pas d'attachement affectif gratuit envers eux.

Pour les liens plus lointains, comme celui entre les Québécois modernes et les fondateurs, je propose simplement que l'on privilégie des expressions comme «nos prédécesseurs» plutôt que «nos ancêtres». C'est beaucoup plus réaliste et inclusif. Que j'aie des origines françaises, autochtones ou issues d'une vague de migrations très récente, si je vis au Québec les colons français sont indéniablement mes prédécesseurs.

Pour la plupart d'entre nous, cette nouvelle terminologie ne changerait rien puisque la mère d'une personne est souvent aussi sa génitrice et sa gestatrice, mais cela nous rappellerait que ce que l'on a hérité de nos parents est moins un génotype qu'une éducation. Mon opinion est qu'une société moderne devrait moins focaliser sur l'apport génétique (à moins qu'il soit atypique) que sur l'apport intellectuel d'une filiation. Génétiquement, la plupart des humains sont à peu prêt semblables. Que je conçoive mon enfant moi-même ou que je l'adopte ne changera pas grand-chose à ce qu'il deviendra. C'est l'ensemble des traits non innés (culture, connaissances, valeurs) transmis d'un parent à son enfant ou d'un ancien à un moderne qui font la spécificité de ce genre de relation. Oublions les liens du sang, concentrons-nous sur les liens de l'esprit.

mercredi 18 mai 2011

Statut du mariage

Il y a quelques années nous avons légalisé le mariage gay au Canada. À l'époque, le sujet semait beaucoup de controverse. Il y avait des gens qui tenaient à maintenir la «définition traditionnelle» du mariage, à cause de leurs croyances religieuses. J'avais alors eu une idée pour réconcilier l'opinion des intégristes et celle des progressistes. Je proposais de:
  1. Laisser le mot «mariage» aux religions et n'utiliser que le terme «union» pour les mariages civils;
  2. Retirer toute reconnaissance légale aux mariages religieux;
  3. Donner aux couples homosexuels et aux unités polygames le droit de s'unir civilement de la même façon que les couples hétérosexuels monogames;

Puisque c'est surtout le terme «mariage» qui était sacralisé par les ultracroyants, je me disais qu'en leur laissant, tout le monde serait content. Mais finalement, on a tout simplement légalisé le mariage gay et les religieux ont fini par se calmer. Toutefois, réfléchir sur le concept de mariage demeure d'actualité. En effet, si j'ai bien compris, depuis l'affaire d'Éric et Lola, il n'est plus nécessaire d'être marié (religieusement ou civilement) pour être légalement considéré comme un couple marié. Le simple fait de vivre en union de fait (c'est-à-dire, de cohabiter depuis un certain temps avec une personne avec qui l'on vit aussi une relation amoureuse) suffit pour acquérir ces droits.

Évidemment, cette situation est aberrante (particulièrement, dans la situation d'Éric et Lola… je ne comprends pourquoi l'ex-femme au foyer d'un millionnaire mériterait plus d'argent que l'ex-femme au foyer d'un commis de dépanneur; sa définition de tâche était la même). L'argument principal est qu'il serait discriminatoire envers les couples non mariés de ne pas leur accorder les mêmes droits qu'aux couples mariés… c'est un peu comme si l'on disait à une compagnie d'assurance qu'en ne dédommageant que ses clients, elle discrimine les gens qui n'ont pas de contrat d'assurance avec elle.

Mais ce que je réalise surtout c'est que le rite ou le contrat du mariage devient encore plus obsolète puisque c'est l'état de fait qui change l'état civil. Par ailleurs, je trouve aussi très ambiguë la démarcation entre une union de fait et deux colocataires qui sont juste amis. Comment fait-on pour prouver qu'ils vivent une relation amoureuse? Doit-on mesurer le taux d'affection qu'ils éprouvent l'un pour l'autre? Mais pourquoi serait-il pertinent de considérer quelque chose d'aussi intangible que l'amour dans une telle situation? Il me semble qu'un sentiment comme l'amour conjugal est d'une nature trop volatil pour servir de fondement à ce genre de contrat. À quoi sert au fond la reconnaissance légale du mariage? C'est surtout fiscal, on veut savoir si la personne doit s'autosuffire financièrement ou si elle collabore avec une autre personne. C'est donc seulement la collaboration entre individus qui devraient avoir un statut légal, et non pas l'amour.

Bref, suite à ça, j'ai une nouvelle proposition pour réformer le mariage. En fait, je ne fais que réitérer mon ancienne proposition mais je vais un peu plus loin. Je propose que la mariage ou l'union cesse d'exister légalement et qu'il soit substitué par trois types d'«alliances» différentes et indépendantes:
  1. Cohabitation (vivent ensemble),*
  2. Coparentalité (sont ensemble les tuteurs légaux d'un ou de plusieurs enfants),
  3. Copropriété (ont des propriétés communes),

Les droits du mariage seraient répartis dans ces trois sortes de contrat informel. Ainsi, deux personnes qui vivraient ensemble, qui auraient des enfants en commun et qui posséderaient des biens en commun seraient dans la même situation qu'un couple marié actuellement. Lorsqu'ils cesseraient de cohabiter, ils seraient comme un couple divorcé. La reconnaissance du lien de copropriété permettrait à un couple qui se sépare d'avoir recours au système judiciaire pour se répartir leurs biens s'ils ne parviennent pas à le faire par eux-mêmes sans conflit. Deux personnes partageant un lien de coparentalité (qui ne se romprait que lorsque les enfants deviendrait adultes ou décéderaient, ou si l'un des deux perds totalement la garde de l'enfant), sans partager de lien de cohabitation ou de copropriété, seraient légalement dans la même situation qu'un couple divorcé avec enfants en ce moment. Les tribunaux pourraient donc leur imposer la garde partagée ou une pension alimentaire.

Il me semble que réviser dans ce sens la nature légale du contrat de mariage présenterait de nombreux avantages. En plus d'être mieux adapté à la gestion des ruptures (ce qui, finalement, me semble être la seule fonction du mariage désormais), il posséderait la plasticité nécessaire pour répondre aux besoins de toute la diversité des ménages de nos jours. Qu'un foyer soit composé d'un couple hétérosexuel marié à l'église, d'un couple homosexuel marié civilement, d'une unité polygame ou de simples colocataires, la loi n'en aura rien à faire. Ce qui serait considéré serait uniquement ce qui est pertinent pour évaluer comment ils collaborent et comment la rupture de cette collaboration devrait être gérée.

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*C'est la cohabitation qui me semble être la forme la plus intime de collaboration, mais c'est également celle qui est le plus difficilement gérable. Comment, en effet, peut-on savoir si deux personnes qui cohabitent se partagent les tâches ou si elles font leurs choses indépendamment chacune de leur côté? Peut-être serait-il souhaitable de rendre obligatoire un «contrat de cohabitation» qui spécifierait à l'avance à quel niveau les deux personnes prévoit collaborer. On saurait, par exemple, lorsque l'un des deux ne travaille pas, si c'est parce qu'il est prévu qu'il se concentre sur les tâches ménagères.

dimanche 15 mai 2011

Le monde des idées

Le très sage philosophe grec Démocrite (460-370 av. notre ère) avait une vision du monde matérialiste, c'est-à-dire qu'il croyait que le seul le monde matériel existait. Pour lui, rien n'existait en dehors des atomes (corpuscules insécables dont il postula l'existence) et du vide. Toute chose n'étant constituée que d'atomes dont les agencements formeraient les différentes substances existantes. C'est surprenant d'à quel point son intuition l'amena proche des conclusions de la science moderne.

Par opposition, son contemporain Platon (427-346 av. notre ère) croyait à un dualisme entre le monde de la matière et celui des idées. Pour lui, le monde qui nous entoure est en quelque sorte illusoire. Les entités que nous percevons n'existent pas en elle-même, ce sont les concepts qui existent vraiment. Il utilisait l'allégorie de la caverne pour expliquer son point: Notre regard est fixé en permanence sur les ombres dans la caverne (les choses matérielles) et l'on arrive pas à regarder ce qui projette ces ombres depuis l'extérieur de la caverne (les concepts purs). Nous ne vivons donc pas dans la vraie réalité. Les choses autour de nous ne seraient que les avatars éphémères et imparfaits d'archétypes éternels flottant dans l'éther du monde des idées. Bref, les concepts purs sont plus réels que les objets qui les portent. Par exemple, la beauté existe en soi et s'incarne partiellement dans les belles choses. Il existerait donc un autre monde où vivent les idées, où la beauté cohabite avec le théorème de Pythagore.

Il est regrettable que ce fusse la conception dualiste de Platon qui fut retenu par l'Histoire quand on se rend compte que la science tend à pencher beaucoup plus du côté de Démocrite. Même si, de nos jours, la conception scientifique du monde commence à se diffuser dans toutes les strates de la société, des persistances du dualisme platonicien continuent d'influencer considérablement la conception du monde des gens.

La croyance en l'âme trouve évidemment un appui de taille dans cette vision du monde. Le corps ne devenant plus qu'une ombre projetée par ce «concept» immortel qu'est notre âme. Toutes les mutilations que peuvent subir notre corps et que semble subir notre esprit (dommages au cerveau) ne sont que des interférences déformant l'allure de cette ombre mais ne changeant rien à la nature de notre être véritable qui demeure à l'abri de tout dans un arrière-monde. Le dualisme matière/idée est donc un bon ami du dualisme matière/esprit.

Les différentes formes de discriminations arbitraires qui persistent dans nos sociétés modernes découlent souvent d'une telle conception du monde. Par exemple, on aura une idée de ce qu'est «une femme standard», «un Noir standard» ou «un homosexuel standard» et nous verrons tous les individus de ces catégories comme des copies plus ou moins parfaites de ce stéréotype. Comme si les gens sortaient tous d'un moule différent selon leur catégorie, mais que ce moulage permettait quelques petites variations rares et insignifiantes. Bref, on aura tendance à faire des généralités à cause de cette vision du monde. Également, l'effet de halo puise sûrement un peu de sa légitimité dans cette cosmologie obsolète. Puisque tous les gens du même groupe sont, finalement, les «ombres» d'un même «concept pur», c'est comme s'ils se partageaient la même âme et donc que l'un était redevable des actes d'un autre. Et, par extension, le nationalisme est également tributaire de cette croyance, les gens d'une même nation étant vus comme des dérivés de l'individu type de cette nation.

Pour le biologiste Ernst Mayr (1904-2005), la théorie du monde des idées est également responsable du fait que la théorie de l'évolution soit apparue si tardivement dans l'histoire de la science. Richard Dawkins nous résume ainsi l'explication de Mayr:

«L'essentialisme biologique traite les tapirs et les lapins, les pangolins et les dromadaires, comme des triangles, des losanges, des paraboles ou des dodécaèdres. Les lapins que nous voyons sont de pâles ombres de l'"idée" parfaite de lapin, du lapin essentiel de l'idéal platonicien, flottant quelque part dans l'espace conceptuel avec toutes les formes parfaites de géométrie. Les lapins de chair et de sang peuvent varier, mais leurs variations doivent toujours être vues comme des déformations défectueuses de l'essence idéale du lapin.»*

Ainsi, les individus d'une même espèce peuvent dériver jusqu'à un certain point de leur individu type mais jamais au point de franchir la barrière des espèces. C'est sans doute pourquoi, même si l'idée que les espèces aient un ancêtre commun a été proposée depuis des temps immémoriaux dans plusieurs cultures du monde, les penseurs occidentaux héritiers de Platon l'aient si longtemps ignorée ou écartée. C'est surtout lors de discussions sur le végétarisme que j'entends souvent des arguments découlant d'un tel paradigme. Car bien que la théorie de l'évolution soit acceptée par pratiquement tous, lorsqu'il est question du statut légal ou éthique des animaux, nous revenons spontanément à une conception discontinue des espèces. Même les humains les moins lucides et les moins sensibles (par exemple, une personne ayant une déficience mentale grave le rendant intellectuellement analogue à un porc) seront considérés comme n'importe quel autre avatar du concept pur «humain», tandis qu'une bête, aussi intelligente et lucide qu'elle puisse être, sera traitée comme du mobilier.

La conception des langues subit aussi l'influence du platonisme. Même si l'on sait que, comme les êtres vivants, les langues évoluent à partir d'ancêtres communs, on continuera de voir, disons, le français comme étant une chose en soi. Les grammairiens nous dictant ce qu'est le vrai français et toutes les déviations de ce français pur (régionalismes, anglicismes, barbarismes) sont vues comme une détérioration, un éloignement de ce français parfait.

La croyance en Dieu bénéficie aussi parfois du monde des idées. Souvent, Dieu lui-même est vu comme étant un concept pur ou l'ensemble de plusieurs concepts purs comme la beauté, la bonté et l'amour si l'on adhère au sophisme de Thomas d'Aquin. Autrement, on peut aussi utiliser l'argument du législateur cosmique en disant que les lois (et les autres concepts purs de l'univers) ont forcément été écrites par quelqu'un… donc Dieu existe. Sinon, Dieu est aussi souvent vu comme étant le soleil dans l'allégorie de la caverne, celui qui permet aux concepts purs de projeter leurs ombres sur la paroi.

Bien évidemment, je suis ici plus du côté de Démocrite que de celui de Platon. L'erreur de Platon est de considérer que les idées existent indépendamment de l'esprit qui les supporte, et de confondre notre représentation du monde avec le monde lui-même. Les concepts sont des inventions humaines pour classer et diviser le monde de façon à nous le rendre plus intelligible. Une des conséquences de la croyance au monde des idées, est donc que les gens ont tendance à prendre leurs «catégories mentales» pour des réalités objectives. Au lieu de voir un continuum parfait, ils verront des archétypes parfaits dont les déclinaisons dans notre monde peuvent se ressembler et se confondre, sans que ces concepts purs n'en demeurent distincts pour autant.

On peut faire un parallèle avec la langue. Nous avons inventé des mots que l'on associe à des choses. Cette association entre signifiant et signifié n'existe que dans nos esprits. Il y a dans le cerveau de tout francophone un lien entre la séquence de sons [pɔm] et une pomme. Le lien n'existe donc pas dans l'absolu mais dans une intersubjectivité. Il y a une copie de la langue française dans chaque francophone et ces copies peuvent varier d'une personne à l'autre, sans qu'aucune version ne soit rattachée à un absolu parfait et éternel. On peut prendre aussi l'ADN comme analogie: Chacune de mes cellules contient une copie de mon code génétique et c'est le fait que ce code soit plutôt semblable d'une cellule à l'autre qui permet à mon organisme d'exister tel qu'il est. Bref, il existe une copie de tout concept dans l'esprit de tout ceux qui le conceptualisent, sans que le concept n'ait une existence autonome et extérieure.

Je pense que cette différence d'opinion entre ces deux philosophes est le point de divergence principale entre ma vision du monde et celle de l'individu moyen.

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*DAWKINS, Richard, Le plus grand spectacle du monde, Ed. Robert Laffont, p.34