dimanche 2 décembre 2012

La marchandisation de l'éducation

J'entends souvent, ces temps-ci, les étudiants revendiquer qu'ils s'opposent à la «marchandisation» de l'éducation. J'ai un peu de difficulté à cerner cette expression et ce qu'elle dénonce exactement. Si un enseignant exige qu'on le paye pour faire son travail, est-il en train de «marchandiser» l'éducation? Il me semble que oui. Fait-il quelque chose de mal? Je dirais que non. Ça me semble donc une expression qui dénonce quelque chose au niveau symbolique mais qui n'est pas assez explicite dans la pratique. Même chose pendant la grève étudiante du printemps dernier: J'avais de la difficulté à saisir les revendications exactes des étudiants. Est-ce seulement une opposition contre cette hausse drastique des frais de scolarité? Accepterait-on une hausse plus modérée? Veut-on geler les frais de scolarité pour toujours? Veut-on les réduire? Veut-on les abolir? De quelle façon et sous quelles conditions? J'ai donc récemment approfondi la réflexion que j'avais commencée dans mon billet sur la gratuité scolaire.

Je pense qu'il importe d'abord de définir plus clairement ce que l'on entend par «l'éducation». On devrait distinguer:
  • connaissances fondamentales (savoir lire, compter, etc.),
  • connaissances générales (savoir superficiel d'une vaste diversité de domaines sans nécessairement avoir d'applications pratiques),
  • connaissances érudites (savoir approfondi et très spécialisé n'ayant pas non plus nécessairement d'utilité pratique),
  • connaissances pratiques (compétences permettant généralement de pratiquer une profession),

Ces différents types de connaissances ont des raisons différentes de devoir être préservées et transmises, mais aussi de devoir être accessibles. Elles ont des rôles distincts pour l'individu et pour la société. Ce n'est pas au nom des mêmes principes qu'elles pourraient revendiquer de n'être pas «marchandisées»:
  • C'est un droit inaliénable de l'individu que de recevoir les connaissances fondamentales.
  • C'est une nécessité pour toute société démocratique que sa population ait un minimum de connaissances générales afin que ses choix soient éclairés.
  • Au nom du patrimoine intellectuel de l'humanité, il importe que soient pérennes les connaissances érudites, au moins en étant connues de quelques personnes.
  • Afin que chacun puisse faire carrière dans la discipline de son choix sans être contraint par une discrimination arbitraire envers la classe de revenus de ses parents, il importe que soient accessibles les connaissances pratiques.

Ainsi, je suis évident d'accord avec le fait que l'école jusqu'à l'âge de seize ans, puisqu'elle nous transmet les connaissances fondamentales, doit être obligatoire et gratuite pour tous au même titre que l'assurance-maladie. Pour les connaissances générales et les compétences, sans que ce ne soit aussi nécessaire, c'est également des types de connaissances que je ne «marchandiserais» pas. Leur accessibilité nous est bénéfique en tant que société à la fois au nom du principe d'égalité mais aussi parce que nous désirons avoir une population minimalement instruite et lucide.

Donc c'est surtout au niveau de ce que j'appelle les «connaissances érudites» que j'ai de la difficulté à être d'accord avec ceux qui s'opposent à la marchandisation de l'éducation. Je ne vois tout simplement pas ce qu'il y a de mal à vendre à quelqu'un le service de lui enseigner des connaissances théoriques avancées dans un domaine sans applications pratiques. Ça ne m'apparaît pas comme un droit fondamental de l'individu que d'avoir accès à ces connaissances-là et encore moins de se les faire enseigner dans une université. Évidemment, si on a les moyens en tant que peuple, je trouve que ça serait un très beau projet de société mais, ça demeurerait un privilège et non un droit. Il me semble qu'il y a des choses plus fondamentales qui mériteraient encore plus d'être gratuites. Je pense que la nourriture, le logement et l'électricité devraient passer avant le post-doctorat en études classiques dans la liste de ce que l'État devrait financer.

5 commentaires:

  1. Dans Je ne suis pas une PME, Normand Baillargeon explique - à la suite de Leibniz et Russell - qu'il existe un type de biens dit "compossible" (2011, p. 71), c'est-à-dire, un bien qui peut appartenir et être fonctionnel pour plus d'une personne à la fois. Lorsque j'achète mon ordinateur, une seule personne peut l'utiliser à la fois et je peux le vendre à quelqu'un d'autre. En revanche, la connaissance, lorsqu'elle est "achetée", reste encore dans la tête de celui qui l'enseigne. Autrement dit, celui qui enseigne peut enseigner plusieurs fois les mêmes choses mais, celui qui achète son enseignement pourrait théoriquement la revendre. Au fond, le professeur d'université est en quelque sorte pris avec un problème du point de vue du marché: il peut vendre d'une manière potentiellement infinie son savoir, mais s'il le vend, ceux qui l'achètent deviennent ses concurrents potentiels.

    Voilà le problème de vendre ce que tu appelles les connaissances érudites (et les autres types aussi). Si je fais un doctorat dans un contexte d'université marchande et que je propose des idées pour les études des jeux vidéo (par exemple), je suis pris avec le paradoxe de créer des concepts et de les proposer au marché pour les vendre. Or, en faisant ça, je vend aussi des connaissances à un potentiel concurrent qui, lui, pourra vendre à son tour ma connaissance à d'autres. Ouvrir les idées au marché vient au contraire fermer les idées, car les professeurs n'ont pas un intérêt commercial à les distribuer à tous.

    RépondreEffacer
    Réponses
    1. Je ne suis pas complètement d'accord. Enseigner ce n'est pas vendre un bien (compossible) mais un service. Si l'on pouvait transmettre spontanément tout son savoir à autrui, là je serais d'accord pour dire que c'est comme un bien "compossible", mais puisque la transmission de ce savoir implique une longue période de temps, je dirais que ce qui est vendu n'est pas la connaissance comme tel mais le temps et l'effort mis dans la tâche d'enseigner. Comme lorsque le vidangeur ramasse les ordures, il conserve en lui sa capacité à ramasser les ordures et ne l'a pas vendu pour toujours.

      Mais je vois ce que tu veux dire. Techniquement, vendre ce service c'est transformer notre client en personne capable de vendre ce service également. C'est probablement pour cette raison que les érudits ont toujours - qu'ils soient "marchandisés" ou non - maintenu ce genre de savoir à une minorité de personnes. Quand tout le monde acquiert une connaissance érudite ce n'est plus de l'érudition.

      Par contre il y a trois choses que j'objecterais à ton point de vue. D'abord, si la connaissance en question n'a pas d'autre "usage" que d'être enseignée, alors celui qui la possède n'a aucun intérêt à la garder pour lui puisqu'elle est ainsi complètement "inutile". Le mieux qu'il puisse en faire est de se faire payer pour l'enseigner.

      Ensuite, tu ne tiens pas compte du fait que c'est une transaction entre trois parties: l'étudiant, l'enseignant et l'institution d'enseignement. L'étudiant paye l'institution qui paye l'enseignant qui enseigne à l'étudiant. Si on était dans une logique maître/apprenti, j'imagine qu'il faudrait faire attention de ne pas trop bien former ses étudiants pour ne pas qu'ils ne deviennent aussitôt des rivaux. Mais les établissements d'enseignement assurent aux professeurs une certaine assurance d'emploi et vont très rarement en mettre un dehors pour engager son étudiant.

      Finalement, point le plus important, tu ne tiens pas compte non plus du principe de droit d'auteur. Nul ne peut vendre l'idée d'un autre. Supposons que ceux qui font de la recherche auraient pour but, purement commercial, de publier des articles et d'être payés pour ça. Ils auraient alors un intérêt à poursuivre leur recherche et à avoir des idées originales, et ne pourraient pas simplement plagier autrui puisque le droit d'auteur existe.

      Effacer
  2. Le problème c'est que toute marchandisation suppose une utilité et on peut craindre que des choses importantes, mais pas nécessairement utiles économiquement parlant (justement pour les raisons citées dans les commentaires précédents) soit dépréciées sur un marché.

    RépondreEffacer
  3. Justement. Si certaines disciplines d'érudition sont moins "utiles", moins de gens vont s'intéresser à y faire des études. Conséquemment, les universités devront, pour augmenter la demande, réduire les coûts des programmes qui enseignent ces disciplines. Ainsi, au lieu que ce soit l'État qui réduise le coût de ces programmes en payant l'université, c'est l'université elle-même qui réduirait volontairement les frais. Du point de vue de l'étudiant, ça reviendrait au même.

    Le danger serait surtout que les universités choisissent d'abolir les programmes peu rentables. Là j'avoue que, pour la raison que j'ai évoqué plus haut, c'est-à-dire au nom du patrimoine collectif, une intervention de l'État (qui permettrait à l'université de réduire encore plus l'inscription dans ce programme ou d'en faire la promotion) serait requise. Mais pour l'instant je ne pense pas que ce genre de problème se pose. Il y a, dans ces domaines, plus d'étudiants que nécessaire pour la pérennité du patrimoine intellectuel.

    RépondreEffacer
  4. Je ne suis pas trop d'accord. Pour moi le problème se poserait immédiatement, et se pose déjà d'ailleurs : je ne sais pas au Quebec, mais en France en tout cas les filières de philosophie sont désaffectées parce que jugées pas suffisament utiles (en terme de débouchées). Je n'ose imaginer s'il n'y avait pas de financement public. Il faut bien quelqu'un pour payer les profs mais si un enseignement n'est pas immédiatement productif, qui à part l'état va payer ? En fait ca pourrait fonctionner dans un monde idéal où les gens auraient beaucoup plus de temps libre avec le même salaire et pourraient le consacrer à des causes publics.

    RépondreEffacer