lundi 14 octobre 2013

Croire en la viande

J'ai appris récemment l'existence du concept de carnisme (ou viandisme), introduit par la psychologue Melanie Joy qui donnera une conférence à Montréal vendredi prochain. Ce terme désigne, disons, la «croyance en la viande». Au début, je n'étais pas sûr d'aimer le mot, mais finalement plus j'y pense et plus je trouve qu'il y a un parallèle tout à fait approprié entre une idéologie religieuse et l'idéologie qui prône la consommation de viande. En gros, l'idée, c'est que la consommation de viande est une activité qui repose sur des croyances et des paralogismes tout à fait analogues à ceux qu'utilisent les religions et les idéologies. La somme de ces croyances – comme quoi consommer de la viande est naturel, normal, nécessaire et inévitable – mérite bien un nom en –isme.

Ce qui me saute aux yeux c'est que, comme avec toute croyance, il y a une distinction entre les intégristes et les modérés. Et comme pour la religion, la majorité des gens instruits sont modérés. Cela ne veut pas dire qu'ils consomment de la viande avec modération, c'est au niveau de la croyance et non de la pratique qu'ils sont modérés. C'est-à-dire que, comme un religieux modéré qui admet volontiers que sa croyance ne repose pas sur la raison, en disant par exemple qu'il «sent que Dieu existe» sans s'empêtrer dans des sophismes de théologiens, le carniste modéré ne cherchera pas à rationaliser sa pratique et dira simplement qu'il «aime trop la viande» pour arrêter. Il reconnaîtra tout à fait que l'animal est un être capable de souffrir, et la nécessité éthique de tenir compte de cette souffrance. Il sera tout à faire ouvert à l'idée que l'on change les méthodes d'élevage et d'abattage pour améliorer la condition animale, quitte à ce que la viande devienne moins abordable. Bref, il sera d'accord avec la théorie mais ne la mettra pas en pratique. Souvent aussi, le carniste modéré n'aura tout simplement jamais vraiment réfléchis à ces questions et ne leur accorde pas trop d'intérêt; comme le religieux modéré par rapport à la religion.

L'intégriste viandeux comme l'intégriste religieux se retrouve principalement chez les gens ayant moins de scolarité. Il affichera ouvertement sa condescendance envers ceux qui ne partagent pas sa croyance. Il refusera même de goûter un plat végétarien, de peur de se souiller, et, si on l'y contraint, simulera que c'est la chose la plus mauvaise qu'il a mangé de toute sa vie. Comme les croyants, il aura recours à une série de sophismes préfabriqués qu'il aurait bien du mal à développer, comme:
«Les animaux se mangent entre eux!»
«L'humain est omnivore! Nous sommes faits pour manger de la viande!»
«Écraser un maringouin, c'est un meurtre!?»
«Mais tu fais souffrir les plantes que tu manges!»
«C'est impossible de supprimer toute la souffrance animale!»
«On est supérieurs aux animaux!»
«On n'est pas des animaux!»

Ce qui me rappelle tout à fait les sophismes religieux qu'utilisent, par exemple, les Témoins de Jéhovah qui font du porte-à-porte. Dans les deux cas, la personne effacera rapidement mes réponses de sa mémoire pour ne pas se trouver en situation de dissonance cognitive (souvent, elle va juste s'abstenir d'écouter mes réponses).

Le lien le plus intéressant que je trouve entre le carnisme et la religion est au niveau de sa pluralité. Tout comme il existe plusieurs religions, qui adhèrent chacune à certaines croyances et en nient d'autres de façon purement arbitraire, il existe aussi plusieurs carnismes qui, chacun, justifient la consommation de certaines viandes mais en réprouvent d'autres. Le chrétien croit aux miracles de Jésus mais pas à ceux de Mahomet, et le musulman croit aux miracles de Mahomet mais nie ceux de Krishna. De la même façon, le carniste québécois moyen trouve correct de manger du steak haché et du poulet, un peu moins de manger un animal qui a le même nom que sa viande (comme du cheval, de l'autruche) et trouve mal de manger du chien ou du chat, contrairement à un carniste de Thaïlande qui n'y verrait rien de méchant. Mais aucun n'a rien de rationnel pour justifier que tels animaux méritent notre considération et que tels autres sont des biens de consommation. Le fait que l'on vénère nos chats et que l'on maltraite nos porcs, est parfaitement illogique et relève donc de l'idéologie et non de la raison.

Comme le chrétien qui dira que sa religion est plus logique et plus gentille que les autres, celui qui ne mange que certains animaux essaiera lui aussi de défendre la soi-disant logique du fait de manger les porcs mais pas les chiens. S'il est un «intégriste» de la viande, il pourra aussi manifester le même discours haineux et xénophobes envers les mangeurs de chiens qu'un chrétien du même niveau tiendra à l'égard des musulmans. Ethnocentrique, il refusera de reconnaître que s'il mange tel animal, prie tel dieu et parle tel langue, ce n'est pas parce que c'est plus logique ou plus gentil, mais uniquement à cause de contingences sociohistoriques.

Ainsi, un végétarien par rapport aux carnismes se retrouve dans la même position qu'un athée par rapport aux religions. Quand une personne me demande «Pourquoi t'es athée?» ou «Pourquoi t'es végétarien?», je me trouve dans la même posture. Je dois lui expliquer pourquoi je n'adhère pas à sa croyance, sans pour autant qu'elle sente que je la trouve stupide ou méchante. Et c'est vraiment là que je perçois à quel point je suis en face d'un croyant. La réaction agressive que je risque de susciter me le confirme. Je me suis donc donner un «code de conduite» pour bien répondre à ce genre de questions. Aussi, dans les deux situations, les contre-arguments auront surtout de leur côté le poids de la tradition et de l'habitude, mais n'offriront que peu de défi à l'intelligence. Je me demande souvent, si nous vivions dans un monde presque unanimement athée et végétarien depuis toujours, quels seraient les arguments des religieux et des pro-viande? Également, j'ai le même dilemme lorsque l'adhérant à la croyance majoritaire manifestera devant moins son intolérance face à une croyance minoritaire: Je me retrouve paradoxalement à devoir «défendre» l'islam ou l'hippophagie lorsque ses adeptes sont exagérément persécutés par des gens ayant des croyances religieuses ou des pratiques alimentaires dont le fondement ou l'éthique sont tout aussi faibles.

C'est tout. Je voulais juste en parler. En même temps, peut-être que de prendre conscience que notre comportement est influencé par une croyance est le premier pas pour s'émanciper de cette croyance? Bof, j'imagine que si c'était vrai, la religion n'existerait plus depuis longtemps.

dimanche 13 octobre 2013

Critique de la Charte péquiste

Apparemment que les gens ne sont pas aussi nombreux que je l'aurais crû à être contre notre nouvelle charte des valeurs chrétiennes québécoises. Je me suis dis que ça valait la peine d'expliquer clairement ma position à ce propos. En gros, je n'ai rien contre l'idée de créer une charte de cette sorte, c'est la façon dont cela a été fait qui m'irrite viscéralement. Sommairement, mon objection se résume en quatre points:
  • Elle ne règle aucunement les problèmes pour lesquelles elle a été créée;
  • Elle crée des problèmes qui n'existaient pas du tout avant sa création;
  • Elle est ethnocentrique;
  • Elle attise l'intégrisme au lieu de le neutraliser.

La raison pour laquelle le désir de créer une telle charte existait, c'était pour baliser les demandes d'accommodements religieux. Évidemment, ce problème à la base était une pure construction des médias et des politiciens. On a pris quelques anecdotes sans importance et on en a fait d'énormes scandales en utilisant l'insécurité identitaire. Cette tactique a particulièrement été efficace chez les gens qui, dans leur quotidien, n'ont jamais à fréquenter les gens de minorités religieuses, et donc qui sont plus enclins à se référer à l'image que leur envoient les médias pour se faire une idée là-dessus. Mais maintenant que ce problème fabriqué existe, il importe de le régler. Et il est vrai que d'adopter une posture claire sur le sujet permettrait de désembuer le flou qui entoure ces questions.

J'ai déjà exprimée mon opinion sur les «accommodements raisonnables». Pour moi, la religiosité d'une coutume n'a pas à être considérée, ni pour l'autoriser ni pour l'interdire. Ce qu'on doit mettre dans la balance c'est l'importance que ça a pour l'individu qui la pratique (peu importe que ce soit une tradition religieuse, culturelle, familiale ou personnelle) versus la nuisance potentielle que cette activité pourrait représenter pour autrui. Point. Je vous ai déjà aussi présenté un plan de charte des valeurs communes dans lequel je suggérais de simplement énoncer une série de valeurs (liberté, égalité, solidarité, relativisme culturel, art, science, environnement) accompagné d'une définition de notre conception de ces valeurs, et des incidences que cela aurait sur notre interprétation des lois. Une sorte de substitut de constitution ou de religion officielle mais en plus soft. Mais, finalement, j'ai été déçu de voir que la nouvelle charte ne ressemblait à rien de tout ça et n'était rien d'autre qu'un nouveau code vestimentaire pour la fonction publique, avec quelques ajouts ambigus dans la charte des droits et libertés.

D'ailleurs, je ne suis pas certains qu'ils ont vraiment réfléchis à fond à cet ajout. Le principe d'égalité homme/femme n'est pas partout en vigueur dans notre société et il pourrait en découler des incidences imprévues. Par exemple, les situations de sexisme léger envers les hommes tel que de leur refuser l'accès à un gym ou de leur charger un prix d'entrée dans un bar ou sur un site de rencontre auquel les femmes peuvent accéder gratuitement, vont directement à l'encontre de cette charte. Même chose si une piscine publique autorise les hommes à montrer leurs mamelons mais l'interdit aux femmes. D'ailleurs, comme elles sont employées de l'État, les sauveteurs femmes des piscines municipales auront-elles le droit de se voiler les seins, ou devront-elles les montrer comme leurs collègues masculins? Moi ça fait mon affaire qu'on abolisse tout sexisme, mais je ne sais pas si c'était prévu et si le peuple est prêt pour ça. Par ailleurs, pour moi d'introduire l'idée d'égalité des sexes n'a rien de nouveau et est tout aussi nébuleux. Concrètement, qu'est-ce que ça veut dire?

L'autre problème de cette charte c'est qu'elle crée une situation conflictuelle nouvelle plutôt que d'en régler une autre. À ce que je sache, personne ne s'était plaint que des fonctionnaires quelconques portent un foulard sur leurs cheveux. Ce n'était pas un enjeu à régler. Maintenant c'en est un. Des tensions élevées entre les partisans et les opposants de cette charte sont apparues. Même si c'est «pour le principe» qu'on voudrait que tous les employés de l'État soient vêtus de façon «religieusement neutre», le gouvernement devrait avoir la sagesse de ne pas focaliser sur les principes mais de se concentrer sur les conséquences. Dans la pratique, ces fonctionnaires voilées ou enturbannés ne causaient aucun mal, alors de nous mettre à dos une partie de la population juste pour une raison d'uniformité vestimentaire, ce n'est pas l'alternative la plus raisonnable. Par ailleurs, au Québec, on a nationalisé plusieurs choses (et, si on est intelligents, on va continuer de le faire) mais, ces fonctions n'en sont pas devenus pour autant des postes de «représentants de l'État». Un employé - qu'il soit au public ou au privé - ne demeure qu'un employé. Le commis de la SAQ et le commis du dépanneur ont des rôles analogues pour le citoyen. Même chose pour l'employé de la compagnie d'électricité par rapport à celui de la compagnie du câble. Pourquoi l'État interdirait au premier de porter un turban, mais interdirait à l'employeur du second de l'empêcher de porter un turban?

En plus, la principale conséquence sera probablement que beaucoup de femmes voilées vont choisir de rester à la maison plutôt que de travailler, se refermant encore plus sur leur famille et ayant donc moins de chance de quitter la religion. Est-ce vraiment un bon plan? Par ailleurs, si ce qu'on leur reproche vraiment c'est d'avoir des croyances intégristes, en quoi le fait de retirer leur voile ou de cesser de travailler les rendra moins intégristes dans leur croyance? À moins que ce que l'on souhaite secrètement c'est qu'elles quittent le pays? Ce qu'il faut comprendre c'est que le voile n'est que le symptôme d'un mal qu'on appelle l'obscurantisme. Interdire aux intégristes de se voiler, c'est comme interdire aux enrhumés d'éternuer. Ce à quoi l'on doit s'attaquer c'est la croyance elle-même, pas la pratique qui en découle (sauf lorsqu'elle est elle-même directement préjudiciable). Et on ne peut malheureusement pas interdire à quelqu'un de croire quelque chose. C'est par l'éducation qu'on lutte contre l'obscurantisme, pas par la coercition. Au contraire, ça lui donne du capital de martyre ce qui lui permet de se répandre davantage. Mais je suis d'accord pour interdire ces signes religieux pour les gens dans une situation d'autorité, de pouvoir ou d'influence; de façon à limiter la propagation de l'obscurantisme.

Finalement, ce que je reproche surtout à cette charte est son ethnocentrisme à peine dissimulé. Au sein des partisans de la laïcité existe une faction qui simule son désir de laïcité mais qui, dans les faits, prône le christianisme; cette charte s'inscrit dans ce courant. On utilise l'argument de vouloir une neutralité religieuse pour faire reculer les religions étrangères, mais on donne au christianisme toute sorte de passe-droits aussi illégitimes qu'arbitraires. Qu'on nous propose sérieusement et sans sourciller une charte sur la laïcité qui autorise la présence d'un crucifix au-dessus du trône du président de l'assemblée nationale. Sérieusement!? Qui autorise les conseils municipaux à réciter une prière avant chacune de leurs rencontres. Vraiment? Qui ne dit mot sur le financement des écoles religieuses et l'exemption d'impôts des clergés. Ce n'est pas important? Et de définir les signes ostentatoires d'une façon qui, comme par hasard, permet aux chrétiens de continuer de porter leurs croix autour du cou (sauf si elle est trop grosse… comme si ça existait de cette taille là) et qui interdit tous les symboles des autres religions. C'est même pas subtil. Le message c'est «Au Québec, on est catholique!» En tant qu'athée, ça me dégoûte.

J'ajouterais en terminant que je n'ai pas non plus aimé la campagne publicitaire autour de cette charte. Des slogans comme «On y croit!» ou «C'est sacré!» ne m'apparaissent pas correspondre tout à fait avec le principe de laïcité qui est, justement, une non-ingérence de l'État dans le domaine de la croyance ou du sacré.

Heureusement, Québec Solidaire a proposé une nouvelle charte qui ne présente pas ces problèmes. Mais bon, je sais déjà comment elle sera reçue. Mais bref, abolissons les écoles religieuses (point sur lequel la charte péquiste ne dit mot) et donnons aux générations suivantes une éducation laïque avec de belles valeurs. Enseignons-leur la pensée critique et, dans les cours de culture religieuse, renseignons-les sur les origines sociohistoriques des pratiques religieuses pour qu'ils aient une meilleure perspective là-dessus. Je suis sûr qu'on luttera ainsi beaucoup plus efficacement contre l'intégrisme.

samedi 5 octobre 2013

L'ego de l'État

Je suis en train de réfléchir à ce dont aurait l'air un État construit selon mon paradigme philosophique. La question est complexe puisqu'il en va à la fois de sa forme mais aussi de sa légitimité. Par ailleurs, plusieurs composantes de nos États vont directement à l'encontre de principes de base de mon paradigme, comme l'entretient d'une identité nationale par exemple.

Ma réflexion n'est pas encore aboutie, mais j'ai déjà quelques idées de base. Principalement, que l'État n'a de légitimité que s'il est pensé comme un contrat social. Ça m'a amené à prendre conscience que certains des rôles de l'État ont une finalité égoïste et d'autres une altruiste. C'est-à-dire que si les «signataires du contrat social» constituent, finalement, l'ego de l'État, toutes les lois favorisants leurs intérêts ont une fonction purement égoïste, et toutes celles qui les forcent à respecter les intérêts de ceux qui ne font pas partie du contrat social sont de l'altruisme. Conséquemment, il y a une distinction entre les individus qui «font partie de l'État» et ceux qui ne sont que «protégés par l'État».

D'abord je vais définir plus clairement l'ego de l'État. Il s'agit en fait de tous ceux qui ont un pouvoir politique au sein de l'État (c'est-à-dire, les électeurs). Au départ, ce sont les signataires du contrat social; les fondateurs du pays. Comme les fondateurs d'une entreprise, ils ont créé l'État afin que celui-ci ait une utilité pour eux-mêmes et, pour cette raison, il y a une certaine légitimité à ce que l'État s'occupe d'eux avant de s'occuper des membres d'un autre État. Mais, on peut ajouter de nouveaux membres à l'État. Si une entreprise ajoute à ses fondateurs de nouveaux membres à son ego en utilisant le critère de la propriété, qu'en est-il d'un État? Outre ses fondateurs (surtout s'ils sont morts…), qui d'autres l'État devrait-il inclure dans son ego? En suivant strictement mon paradigme, un État devra assimiler (c'est-à-dire, accorder citoyenneté et droit de vote) tout individu ayant le potentiel et le désir de faire partie de l'État, en autant que cette intégration soit moins nuisible pour les membres actuels que s'abstenir de le faire ne le serait pour le candidat. Bref, cela exclut toute possibilité de discrimination arbitraire – par exemple, de ne pas accorder le droit de vote aux femmes – et nous oblige à accepter autant de nouveaux citoyens que possible.

Mais l'ego de l'État n'est pas la somme des citoyens, ni leur moyenne. C'est tous les citoyens, chacun individuellement. Cette perspective a certaines conséquences. Principalement, il est nécessaire d'instaurer l'égalité sociale entre les citoyens, puisqu'ils sont tous l'État. Une autre conséquence c'est qu'on ne peut pas sacrifier un individu pour le bien du plus grand nombre puisque ses intérêts personnels comptent autant que ceux de n'importe qui d'autre. Aussi, plusieurs situations où l'égoïsme serait légitime selon l'éthique doivent demeurer illégales. Par exemple, si j'ai besoin d'un nouveau foie, tuer une personne innocente pour l'acquérir serait tout aussi légitime éthiquement que si je suis un loup qui tue une proie pour se nourrir. Mais, puisque l'État ne peut prendre partie comme ça entre deux membres de son ego, il se doit de prohiber la prédation entre citoyens. C'est-à-dire que, non seulement il ne peut prendre parti dans un dilemme mettant en concurrence les intérêts vitaux de deux membres, mais il interdit aussi à ses membres de provoquer une situation engendrant un pareil dilemme.

Ceux que je définis comme faisant partie de l'autrui de l'État sont ceux qui n'ont ou ne peuvent avoir de pouvoir dans l'État mais à qui ce dernier donne tout de même des droits. L'existence de cet «autrui» découle d'un désir pour les membres de l'État de ne pas s'attribuer des privilèges sans fondement ou de constituer une clique tyrannique imposant illégitimement sa volonté et son pouvoir. Les membres de l'ego constatent qu'il existe des êtres ne pouvant pas être intégrés à leur cercle mais qui possèdent tout de même certains attributs communs avec eux. Il serait donc arbitraire de leur part de ne pas leur accorder les droits qu'ils se donnent à eux-mêmes au nom de ces mêmes attributs.

Comme pour l'ego, on se doit d'inclure dans l'autrui tous les individus ayant le potentiel pour, sans avoir de critère d'exclusion arbitraire. Ainsi, tous les êtres sensibles de l'Univers font partie de l'autrui d'un État respectant mon paradigme. Concrètement, ça inclut les enfants, les personnes atteintes de déficience mentale, les étrangers (se trouvant ici ou ailleurs) et les animaux (sauvages ou de compagnie). L'État se doit donc de manifester son altruisme envers toutes ces catégories d'êtres.

Soit. Mais à l'instar de l'individu, l'État n'a pas les moyens d'être équitablement altruiste envers absolument tout ce qui existe. Ainsi, suivant la même logique que j'ai expliquée dans mes réflexions sur l'altruisme et sur l'égoïsme, l'État peut utiliser des critères égoïstes pour choisir comment il va répartir son altruisme. Si j'ai le choix entre sauver la vie d'un de mes proches et celle d'un inconnu, il est légitime que je sauve mon proche. Si l'État a le choix entre sauver la vie de l'enfant d'un citoyen et celle d'un étranger vivant à l'étranger, il est légitime qu'il priorise l'enfant. Donc, au sein de l'autrui de l'État, il est permis de hiérarchiser les choses en suivant le critère de la proximité d'avec l'ego de l'État, en autant que cela soit fait en respectant le principe voulant que l'égoïsme n'est légitime que s'il s'agit d'un intérêt supérieur ou si cela est nécessaire au bonheur minimal de l'ego. Bref, les proches des citoyens (nos enfants, nos parents à l'étranger qui attendent d'immigrer ici, nos handicapés mentaux et nos animaux de compagnie) ont un statut privilégié par rapport aux membres de l'autrui qui nous sont inconnus (les gens des autres pays et les animaux sauvages). Je me disais même que l'on pourrait créer une catégorie légale – une sorte de «semi-citoyenneté» qu'on pourrait désigner comme «les protégés» ou «les pupilles» de l'État – qu'on accorderait aux proches des citoyens qui ne peuvent devenir citoyens électeurs.

D'accord. Mais si on divise l'autrui en deux sous-catégories (proches versus inconnus) cela ne veut pas du tout dire de n'accorder aucune considération à la seconde. Au contraire, l'État se doit d'étendre son altruisme aussi loin que possible. Les missions de paix et l'aide humanitaire à l'étranger, par exemple, sont une mesure concrète découlant de cet altruisme désintéressé, de même que beaucoup de lois environnementales. Nos caprices et ceux de nos proches ne devraient jamais passer avant les intérêts vitaux d'autrui.

Un de mes buts ici était de déterritorialiser le concept d'État et de supprimer toute considérations spécistes. Il est contraire à mon paradigme d'accorder moins de droits à un individu juste parce qu'il se trouve de l'autre côté d'une frontière géographique ou biologique. En revanche, le critère de la proximité d'avec l'ego de l'État, que j'utilise ici, m'apparaît beaucoup moins arbitraire. Par ailleurs je n'abolis pas totalement le territoire. Si un étranger inconnu est blessé sur le territoire de l'État, on va davantage le prendre en charge que s'il se blesse à l'étranger simplement parce que, dans le second cas, on va prendre pour acquis qu'un autre État s'en occupera.