samedi 30 juillet 2016

Tu me dois la vie

Mise en situation:
Deux vieux amis se promènent en haut d’une falaise. Le premier dit au second:
«Te souviens-tu, mon ami, lorsque tu m’as sauvé la vie il y a trente ans, jour pour jour? Je m'agrippais avec peine, au bord de cette même falaise. Un faux pas m’y avait fait glisser. Mes bras étaient à bout de force et mes pieds ne trouvaient aucun appui sur la paroi rocheuse. Et toi, qui par bonheur passait par là, tu m’as tendu une main salvatrice, m’empêchant ainsi de chuter vers une mort certaine.»

Ce à quoi le second lui répondît:

«Oh je m’en souviens, très certainement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je t’ai emmené ici aujourd'hui...»
Et aussitôt, sans prévenir, il pousse son compagnon qui tombe dans le vide et s’écrase violemment en bas de l’abîme empalé sur des rochers pointus.
«Mais tu ne peux m’en vouloir,» poursuit-il comme si son défunt ami pouvait encore l’entendre. «Grâce à moi, tu as vécu trente ans de plus!»

Il m’est venu cette histoire lors d’une discussion avec l’un de mes amis. Vu que je suis végétarien pour des raisons éthiques utilitaristes, il me demandait si j’aurais un problème éthique à manger de la viande si l’animal était bien traité, avec une vie plus longue et de meilleure qualité que s’il avait vécu à l’état sauvage. J’ai déjà discuté de cette question, dans ma parabole de l’ermite affamé et celle du dragon éleveur d’humains, mais j’avais laissé en suspend un dernier point qu’il convient de développer. La question que je voulais soulever, et qui est illustrée dans la petite histoire ci-dessus, est par rapport au fait de tuer quelqu’un qui nous doit la vie.
Puis-je tuer un être à qui j’ai sauvé la vie?
Est-ce que, par exemple, je pourrais considérer l’ensemble de mes interventions sur cet individu et calculer que même si je viens de le tuer, il a au total plus gagné que perdu en interagissant avec moi puisque sa vie aurait été beaucoup plus courte si je ne l’avais pas sauvé au départ? À mon humble avis, on ne devrait pas comptabiliser les choses de cette façon. Chacune de mes interventions sur un individu devrait être évaluée pour elle-même, en mettant dans la balance la façon dont cela affecte ses intérêts et à quel point elle est nécessaire pour les miens. Ainsi, si je n’ai nullement besoin de tuer cet individu -- humain ou animal -- pour poursuivre ma propre existence, alors le fait que je lui ai sauvé la vie par le passé ne change absolument rien. J’ajouterais, à l’inverse, que de ne pas sauver la vie de cet être aurait été éthiquement répréhensible surtout si, comme dans l’histoire ci-haut, cela n’aurait impliqué qu’un effort minime.

Les choses seraient bien sûr différentes dans une situation où je n’aurais pas le choix de tuer l’être en question pour continuer à vivre. Dans ce cas-là, le critère de la nécessité m’aurait autorisé à procéder à cet acte autrement ignoble. Et, d’avoir sauvé la vie de l’être en question au préalable aurait très certainement été une façon d’amoindrir le mal inhérent à une telle action, en apportant quelque chose de positif à ma victime. D'autres facteurs atténuants auraient pu être de lui offrir une mort rapide et indolore, de consacrer des efforts à son bonheur pendant sa vie, et de sélectionner ma proie en prenant l’individu pour qui la mort est un moindre mal pour elle-même (par exemple, quelqu'un à qui il restait peu de temps à vivre) et pour autrui (par exemple, un individu qui faisait du mal autour de lui).

Mais une caractéristique propre à l’élevage doit également être prise en considération. Si je reprends mon histoire du début, des deux amis au bord de la falaise. Supposons que le sauveur/meurtrier, lorsqu'il a vu pour la première fois son comparse qui s’apprêtait à tomber dans le vide, se soit dit:
«Hum, j’ai le pouvoir de le sauver… mais je n’en ai pas envie. J’aimerais tant voir quelqu'un tomber de cette falaise! Ce serait un spectacle rare, inoubliable, auquel je serais chanceux d’assister. Mais j’imagine que ce ne serait pas correct pour ce pauvre bougre… J’ai une idée! Je lui sauve la vie, pour qu’il connaisse quelques années de plus, puis je le ramène ici et je le pousse dans le vide! Comme ça, il aura vécu plus longtemps et moi j’aurai pu assister à la mort d’un homme qui tombe d’une falaise. Tout le monde gagne!»

Vous voyez la différence? Si, au moment d’affecter positivement les intérêts d’un autre, notre motivation est d’ultimement tout lui reprendre, cela veut dire que sans ce mobile sous-jacent on ne serait tout simplement pas venu en aide à cet individu. Ainsi, un éleveur n’aurait aucun intérêt à loger, nourrir et soigner des bêtes si ce n’était pas parce qu’il a l’intention de les abattre à la fin. Donc, dans ce genre de situation spécifique, mes deux actions peuvent alors s’additionner pour en faire le bilan puisqu'elles sont indissociables l’une de l’autre. Mon questionnement éthique devient maintenant:
Puis-je sauver la vie de cet être et le tuer plus tard?
Il va de soi que la réponse varie selon les paramètres exactes de la situation. Il est évident que si sauver cet être nuirait fortement à mes intérêts à moins que je ne le tue plus tard, cela deviendrait tout à fait défendable. Par opposition, si je peux sans trop d’efforts sauver l’être en question, il n’y a rien qui justifie que je fasse de la possibilité de le tuer plus tard un préalable nécessaire pour lui venir en aide maintenant. Comme dans l’histoire de la falaise, le sauveur/meurtrier aurait dû se demander qui y perdrait le plus: lui en n’assistant pas à la mort d’un homme, ou l’homme en mourant. La réponse aurait été évidente.

Mais le but de ma parabole ici était de faire une analogie avec l’élevage. Donc c’est certain que si l’animal y gagne plus qu’il n’y perd, et si l’éleveur y perdrait trop à juste s’occuper de l’animal altruistement sans jamais l’abattre, au point qu’il n’aurait aucune raison de l’élever du tout, alors l’élevage pourrait être considéré comme éthique à condition que les animaux soient bien traités (ce qui n’est pas le cas). Il ne faut toutefois pas oublier une autre caractéristique de l’élevage dont j’ai déjà discuté dans mes réflexions précédentes. À savoir qu’il ne s’agit pas d’un animal trouvé dans la nature, incapable de survivre par lui-même. Il s’agit d’un animal que l’éleveur a volontairement fait venir au monde et qui a été génétiquement conçu (via des croisements sélectifs) pour être incapable de survivre par lui-même. Alors, en incluant dans la balance le fait que l’éleveur ne ferait pas naître d’animaux s’il ne pourrait les faire abattre à la fin, notre questionnement éthique devient:
Puis-je donner la vie à cet être et le tuer plus tard?
Je reviens toujours à la même conclusion que dans mes réflexions précédentes: non. À moins que cela ne soit une nécessité pour moi, je n’ai aucune raison de tuer cet être et, si cette action est un préalable à sa mise au monde, la chose éthique à faire est de tout simplement ne pas lui donner la vie. Ceux qui n’existent pas ne souffrent pas de ne pas exister. Et s’il est trop tard, si j’ai déjà donner la vie à cet être avec cette intention mais que je réfléchis soudainement à la situation, je devrais quand même me demander si, à ce point-ci, je perdrais plus à ne pas tuer que ma victime ne perdrait à être tuée. Comme je le disais quand je parlais des droits des enfants, ceux-ci ne sont pas «redevables» à leurs parents du fait d’exister. Ils n’ont pas demandé à venir au monde, cette décision à été prise à leur place contre leur gré, donc c’est celui qui donne la vie qui doit quelque chose à celui qu’il a fait naître et pas l’inverse.

Bref, j'ai parlé beaucoup finalement mais, dans tout ça, je voulais juste rajouter une seule chose par rapport à mes billets passés: même quand le bilan de nos interventions sur un individu lui apporte, en somme, plus de bien que de mal, chacune de nos interventions peuvent être jugées pour elles-mêmes et, dans tous les cas, l’absence de nécessité pour celui qui agit empêche de légitimer tout le mal qu’il fait à celui qui subit, et ce même si ce dernier y gagne plus qu’il n’y perd au total, car la transgression éthique découle alors, non pas du fait d’avoir pris, mais de ne pas avoir donné assez. Tel un employeur aisé qui, en sous-payant un employé, améliore sa condition en comparaison avec le chômage, mais le laisse vivre tout de même dans la misère, alors qu'il aurait les moyens de mieux le payer, sauver une vie pour la prendre ensuite alors qu’on n’y est pas contraint est un acte répréhensible. Fin.