lundi 1 juin 2009

Le plus grand bien du plus grand nombre

Un des points de divergence entre mon éthique et celle des utilitaristes plus orthodoxes est sur la pertinence d'utiliser l'étendu (le nombre d'individus affecté) dans notre considération éthique. Je considère que cette variable n'est pas si importante que ça et que les souffrances ne peuvent pas vraiment s'additionner d'une personne à l'autre. Prenons, par exemple, les deux alternatives suivantes:
  • A - Une personne est torturée pendant un an;
  • B - Un nombre N de personnes se cognent une fois le petit orteil sur une patte de table à café;

Si l'on avait le choix entre l'une des deux, quelle valeur devrait avoir N pour que A soit préférable à B? Un utilitariste orthodoxe considérera peut-être que le nombre N est très élevé. Il fera sans doute la formule «A/B = N», c'est-à-dire qu'il diviserait la souffrance «être torturé» par la souffrance «se cogner l'orteil» pour évaluer combien de cognements d'orteils vaut un an de tortures. Pour ma part, je considère que la souffrance A est toujours pire que la B indépendamment de N. Simplement parce que subir la souffrance A est pire que de subir la souffrance B, et ce que l'on soit dix ou dix milliards à subir B.

Imaginons que la souffrance soit un liquide et les êtres sensibles des récipients. Le but n'est donc pas de limiter la quantité de ce liquide dans l'univers, il faut simplement qu'aucun récipient ne déborde. La somme totale de souffrance existante n'est perçue par aucun être, elle n'existe dans aucune subjectivité. Lui accorder de l'importance équivaut, à mes yeux, à considérer d'autres variables arbitraires, comme l'honneur ou la souillure. Ce sur quoi il faut focaliser, ce sont les individus, car ce sont eux qui ont le potentiel de souffrir ou d'être heureux.

Évidemment, il serait absurdement erroné de dire que le nombre de victimes ne compte jamais. Personnellement, je la fais compter dans les deux types de situations suivantes:
  • Si les victimes de l'option ayant le moins de victimes souffrent autant dans la version en ayant le plus;
  • Si, pour un individu donné, le nombre de victimes représente une plus grosse souffrance.

Par exemple, si je vais dans un petit village et que je crève les yeux de dix de ses habitants, je cause plus de souffrance que si je n'enlevais la vue qu'à une seule personne. En effet, on peut dire que d'avoir un proche non-voyant réduit notre capacité d'encaisser le fait de perdre la vue. C'est pourquoi la souffrance de chacun augmente avec le nombre de victimes. Les individus s'affectent mutuellement. Disons que chaque victime est entourée d'un «halo de souffrance collatérale». Ce halo peut s'étendre loin, par exemple celui qui lit dans le journal qu'un inconnu est mort se trouve en périphérie du halo alors que le frère de la victime est presque en son centre. Quand les halos se chevauchent, une nouvelle victime constitue une souffrance supplémentaire pour chaque victime (ou pour un proche commun des deux victimes); et ce même dans les périphéries les plus éloignées du halo (par exemple, apprendre qu'une personne s'est noyé en Birmanie m'affectera moins que d'apprendre que 10 000 citoyens de ce pays sont morts dans un tsunami). Plus les victimes sont proches, et plus la souffrance de l'une affecte l'autre. Dans une situation réelle, plus le nombre de victimes est élevée, plus y a de chances que ces halos se chevauchent et plus la souffrance collatérale sera forte.


L'autre point est que chaque nouvelle victime est un dilemme éthique en soi. Donc si, par exemple, je tue dix personnes au lieu de n'en tuer qu'une seule (et que cette unique victime de la seconde possibilité fait partie des dix que j'ai tuées), je dois évaluer l'éthique du fait de tuer neuf personnes au lieu d'en tuer zéro. Puisque la victime commune aux deux seules options meure dans les deux cas, elle ne fait pas plus partie du dilemme que n'importe quelle autre personne qui meure dans le monde au même moment. Ainsi, le nombre devient pertinent puisque, finalement, je ne suis plus en face d'un seul dilemme mais de plusieurs dilemmes indépendants.

Ainsi, dans le dilemme suivant:
  • A- La sœur de Jacques meurt,
  • B- Tous les proches de Jacques meurent (dont sa sœur),
Puisque la sœur de Jacques meurt dans les deux cas, elle ne fait pas partie du dilemme. On doit la soustraire de A et de B, donc A devient «Personne ne meurt» et est le choix le plus éthique. Maintenant si l'on modifie l'option B de cette façon:
  • B- Tous les proches de Jacques meurent sauf sa sœur.
On peut quand même privilégier l'option A puisque l'on a un individu, Jacques, pour qui «Perdre l'une de ses proches» est un moindre mal par rapport à «Perdre tous ses autres proches». 

Le point est que le nombre de victimes n'est pas pertinent en soi.  Il arrive même parfois que faire plus de victimes crée un réseau de soutient et, rarement, le bénéfice de ce soutient peut être supérieur à la souffrance encourue. Par exemple, si je tatoue un caneton rose dans le front d'une personne contre son gré, elle souffrira de moqueries pour le reste de sa vie. Si je fais la même chose à dix personnes, elles pourront se soutenir dans cette épreuve. Et si je le fais à un million de personnes, le fait d'avoir un caneton rose dans le front sera démarginalisé et la souffrance subite par chaque victime en sera considérablement réduite. Et, finalement, si je le fais à toute l'humanité, la souffrance de chaque victime sera pratiquement nulle. Dans ce genre de situation, augmenter les victimes réduits la souffrance des victimes (mais qu'il n'y ait aucune victime serait encore mieux).

L'idée que je défends ici permet de justifier, par exemple, l'interdiction de pratiques telles que les combats de gladiateurs (la mort de quelques individus versus le divertissement de plusieurs) ou, plus généralement, de condamner les abus de groupes majoritaires sur les minorités.

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