samedi 9 mars 2013

Généraliser

Comme vous le savez, je m'oppose farouchement à toute forme de discrimination arbitraire. L'une de ses manifestations est ce que l'on appelle la généralisation. C'est-à-dire qu'à partir d'une ou de plusieurs expériences que l'on a eues avec un échantillon d'un groupe, on va présumer des choses sur l'ensemble du groupe. Souvent, ces généralisations se font sous l'influence d'un biais haineux ou phobique.

Évidemment, généraliser est nuisible lorsque notre échantillon n'est pas représentatif. Par exemple, si la personne qui m'a volé mon portefeuille avait une autre origine que la mienne, il serait absurde de considérer tous les gens de la même origine comme des voleurs. Mais même dans le cas d'une corrélation forte, généraliser n'est pas éthique non plus. Disons que j'ai devant moi un individu spécifique qui appartient à un groupe donné. Même si je sais que la majorité des membres de ce groupe ont telle particularité qui me déplaît, je ne dois pas prendre pour acquis que cet individu-ci l'a également. Je ne sais pas si l'individu qui se trouve devant moi est représentatif de son groupe ou s'il est au contraire l'exception à la règle. Conséquemment, il a droit au bénéfice du doute. Il n'a pas à payer pour d'autres que lui uniquement parce que je le classe dans la même catégorie qu'eux.

Ça c'est mon opinion de départ. Qu'on ne doit jamais avoir recours à une généralité, surtout lorsqu'elle est haineuse ou pénalisante. Mais, suite à une discussion que j'ai eue récemment avec deux de mes amies, je me suis posé la question suivante:
«Est-il parfois légitime de discriminer un individu sur la base de généralisations si c'est pour prévenir un mal supérieur?»

Ça serait évidemment faire une entorse au principe d'égalité et à la présomption d'innocence, mais tous les principes n'ont de valeur que selon l'échelle du bonheur. Ainsi, on peut déroger à l'un si c'est pour un plus grand bien. J'ai quelques exemples de situations réelles ou réalistes où une telle excuse peut être revendiquées. Certains d'entres-elles me semblent plus légitimes, d'autres pas du tout. Les voici:
  • Les personnes de moins de 18 ans n'ont pas le droit de vote. On prend pour acquis qu'elles n'ont pas les connaissances et la maturité nécessaire pour prendre part à une telle décision.
  • Les personnes âgées d'un certain âge doivent repasser régulièrement leur examen de conduite. On sait que leurs capacités à conduire ont pu décroître avec l'âge, on exige donc qu'elles soient réévaluées.
  • Dans un avion, on n'assoira pas un homme qui voyage seul avec un enfant qui voyage seul. On ne veut pas risquer qu'il soit pédophile.
  • Dans un petit restaurent indépendant, la serveuse refuse de servir un client et lui demande poliment de sortir en lui expliquant que le propriétaire lui a dit de ne pas laisser entrer les Noirs. Apparemment, il aurait eu des problèmes avec eux à plusieurs reprises.
  • Un propriétaire d'appartement décide de charger plus cher de loyer à ses locataires s'ils sont étudiants. La majorité des étudiants qu'il a eu pour locataires étaient moins fiables.
  • Dans un bar de danseurs destiné aux femmes, on refuse l'accès aux clients hommes à moins qu'ils ne soient accompagnés par un nombre supérieur ou égal de femmes. On prend pour acquis qu'un groupe d'hommes qui iraient là le ferait forcément pour crouser les femmes présentes, et l'on ne veut pas qu'elles en soient incommodées.
  • Les homosexuels n'ont pas le droit de donner de sang. On prétend qu'ils ont statistiquement plus de chances d'être porteurs de maladies transmissibles par le sang.
  • Je vois une bande de jeunes Noirs habillés en «gangsters» qui marchent vers moi sur le trottoir. Je change de trottoir au cas où ils voudraient m'attaquer.

Ces situations semblent toutes très différentes, mais elles procèdent d'un même raisonnement: Pour prévenir une conséquence indésirable (qui peut être très grave ou simplement incommodante), on impose à un individu une contrainte (oppressante, légère ou imperceptible) sur la base d'une corrélation (forte, faible ou imaginaire) avec la catégorie sociale (permanente ou temporaire) dans laquelle on le classe. Donc, dans quelle genre de situations un tel raisonnement peut-il être considéré comme légitime? Pour amoindrir le mal inhérent à cette discrimination, je pense que la situation doit répondre à certains critères:
  1. Comme tout «mal nécessaire», ce doit être réellement nécessaire. Il ne doit pas exister d'alternatives sauf si elles sont trop difficiles à réaliser ou trop peu efficaces.
  2. Le groupe discriminé doit être aussi ciblé que possible et, idéalement, ne pas être basé sur une variable sur laquelle l'individu n'a aucun pouvoir ou qui est permanente. Dans ce sens, discriminer une personne parce qu'elle est jeune ou étudiante est donc un peu moins pire que de la discriminer parce qu'elle est Noire.
  3. Le mal que cette mesure tente de prévenir doit être probable et significativement supérieur au mal qu'elle cause.
  4. Le «mal» que cette mesure cause devrait n'être, idéalement, qu'un inconvénient anodin ou être à peine perceptible pour sa victime.
  5. Cette généralisation doit se baser sur une corrélation forte et mesurable, et non sur un simple préjugé.
  6. Cette mesure doit comporter des mécanismes pour que ceux qui en sont injustement victimes puissent être «réévalués» individuellement. L'existence d'un tel ajustement réduit par ailleurs la nuisance pour la victime, puisqu'au lieu de subir un préjugé, elle subit un jugement. Ce n'est plus la présomption d'innocence mais c'est moins pire que d'être présumé coupable.

Revoyons quelques-uns de mes exemples en ayant ces conditions en tête:
  • Le fait d'imposer aux personnes âgées de refaire leur examen de conduite est un exemple parfait d'une généralisation légitime et correctement exécutée. La conséquence (davantage d'accidents sur les routes) est probable et néfaste, la corrélation (entre le vieillissement et la perte des aptitudes de conducteur) est forte et causale, et la mesure prise est peu pénalisante et permet aux individus non conformes à cette généralité d'être correctement jugés pour leurs aptitudes personnelles.
  • Interdire aux mineurs de voter est déjà un peu moins légitime. La conséquence (d'avoir des votes non éclairés) n'est pas bien différente du statu quo, la corrélation (jeunesse et ignorance politique) est forte mais la mesure prise ne permet pas aux individus d'exceptions d'être reclassés correctement. Si l'on offrait aux mineurs qui veulent voter avant 18 ans de passer un test de connaissances politiques pour acquérir ce droit plus tôt, là ça serait correct. Toutefois, le fait que l'âge mineur soit un état temporaire rend cette injustice plus tolérable.
  • Ne pas asseoir un homme seul à côté d'un enfant seul dans un avion. La conséquence (que l'homme abuse sexuellement de l'enfant) est très grave, la corrélation est très faible (bien que la quasitotalité des pédophiles soit des hommes, la grande majorité des hommes ne sont pas pédophiles) mais puisque la mesure prise (que l'homme doive prendre ce siège quelconque plutôt que cet autre siège quelconque) est anodine et presque toujours imperceptible, cette généralité est correcte.

Bref, ça nous donne des critères mesurables nous permettant de savoir quand et comment commettre une généralisation. Évidemment, dans mon idéal absolu, les individus devraient tous être jugés individuellement pour eux-mêmes et ce genre de généralisations n'auraient pas sa place. Mais, je dois reconnaître que c'est souvent pratique d'y avoir recours et qu'il serait irréaliste d'espérer abolir complètement ce genre de raisonnement.

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