dimanche 24 juillet 2011

Des poules pas de tête

Supposons que nous je vous reçoive chez moi de façon très informelle. Un moment donné, je vous dis: «Si t'as faim, tu peux prendre une pomme dans le bol à fruit ou du poulet dans le frigidaire». Selon ce dont vous avez le goût, vous choisirez l'un ou l'autre. Mais si je vous dis plutôt: «Si t'as faim, tu peux prendre une pomme dans le bol à fruit ou aller égorger le coq dans la cours». Là, par contre, il y a peu de chances que vous choisissiez le poulet. Et probablement pas seulement parce que vous aurez peur de vous salir les mains, vous vous direz que votre désir de poulet n'est pas assez fort pour qu'il vaille la peine de tuer un coq pour ça.

De nos jours, il y a une sorte de déconnexion émotionnelle entre le consommateur de viande et la vie de ses proies. Certains éprouvent quelque chose lorsqu'ils prennent conscience de ce qu'ils mangent et de la souffrance que ça implique, mais diront que ce serait un excès d'émotivité que de se laisser aller à cette compassion envers l'animal. Il y a, bien sûr, une composante émotionnelle présente dans tout altruisme – que ce soit celui qui m'empêche de consommer de la viande ou celui qui m'empêche de tuer mon voisin pour lui voler sa télé. Mais ce que je prône est un altruisme raisonné, découlant d'une compréhension rationnelle de la nature d'autrui. Si l'autre a, comme moi, des désirs et des souffrances, il importe que je tienne compte de ceux-ci comme je tiens compte des miens. Le point est que la déconnexion émotionnelle que l'on s'efforce d'avoir par rapport aux animaux d'élevage est arbitraire. Il n'y a pas de raison raisonnable qui puisse justifier que, dans ce cas-ci, on devrait faire abstraction de notre empathie naturelle alors qu'on s'y laisse aller face à un humain ou un animal de compagnie. Mais si l'on devait contempler la vie et l'abattage de chaque bête que l'on désire manger, on en mangerait moins.

Ce qui est intéressant c'est que les conditions actuelles dans les élevages intensifs ont atteint leur paroxysme en matière de souffrance, justement à cause de cette indifférence générale des consommateurs. Ne voyant pas la souffrance impliquée et s'efforçant de l'ignorer, le consommateur de viande achète ce produit et crée une demande proportionnelle à son appréciation du produit comme tel mais indépendante de la façon dont il est produit (comme lorsqu'il achète un produit fabriqué en polluant ou en bafouant les droits de la personne). Conséquemment, le producteur qui, lui, voit cette souffrance, est contraint d'adopter des méthodes beaucoup plus douloureuses s'il veut répondre à la demande et demeurer compétitif. Comme dans l'expérience de Milgram, le producteur soulagera sa conscience en se disant qu'il ne fait qu'obéir «aux ordres» des consommateurs, ou encore en percevant le triste sort de l'animal comme étant «son destin», une inévitable fatalité.

Mais parfois, pour surmonter la vue prolongée de cette souffrance, le producteur devra cesser de considérer l'animal comme un être. Ce ne sera plus qu'un objet, les signaux de douleurs qu'il enverra ne seront plus que «des réflexes» ou des engrenages qui grincent dans cette complexe machine dépourvue de conscience et de sensation. Conséquemment, la maltraitance qu'il aura à son égard empirera. Je vois une analogie facile avec un dictateur qui ordonnerait à son général de commettre un génocide: Ce dernier adoptera les mêmes stratégies psychologiques pour obéir aux ordres et voir cette souffrance sans se sentir coupable, tandis que le dictateur aura de la facilité à donner un tel ordre puisqu'il ne sera pas confronté directement à la vue de cette souffrance ce qui évitera à son empathie naturelle d'être sollicitée.

Ma conclusion est que cette situation qui mène à un accroissement de la souffrance dans les élevages et les abattoirs, est causée par l'apparence dénaturée des produits animaux dans les épiceries. Un steak ne ressemble pas à une vache, des tranches de jambon n'ont pas l'allure d'un porc et une boîte de croquettes pannées ne ressemble pas à une poule. On chosifie la bête que l'on mange, on la transforme pour qu'elle ne se ressemble plus. Mais il faut être cohérent avec soi-même. Si je ne suis pas prêt à tuer un coq uniquement pour avoir un plat de poulet, alors je ne vais pas m'acheter de poulet en sachant que cela implique que l'on tue un coq. Je me dis que si les poulets dans les épiceries étaient vendus avec leur tête toujours en place, les gens se rappelleraient que ce fut autrefois des êtres vivants et en achèteraient moins ou en gaspilleraient moins. Mais nul n'éprouve d'empathie pour des poules pas de tête.

4 commentaires:

  1. Ce qui m'étonne, dans ce genre de réflexion, c'est une sorte d'exacerbation de l'émotivité. Si on poursuit la réflexion, la pauvre laitue que je coupe, la pauvre tomate que je tranche vont mourir sous ma dent. Le moindre trou que je creuse a des conséquences écologiques: le nombre de vers dont je dérange la vie tranquille devrait m'empêcher de planter mon poteau.

    Non, on oublie que l'être humain est un prédateur dans la chaîne alimentaire, qu'il est un joueur dérangeant dans l'écologie. Reste à le faire de façon humaine, pas pour la bête, pas pour l'univers, mais pour soi.

    Nous sommes de toute manière assez sélectifs dans nos émotions. Par exemple, je suis un pêcheur qui tue du poisson régulièrement. Mais je ne suis pas chasseur.

    Et nous tous qui nous préoccupons des pauvres bêtes qui meurent sous la main des méchants humains, nous laissons mourir des centaines de milliers d'humains, de faim ou d'autres causes, et ça ne nous fait pas un pli. C'est normal. En autant que je survive.

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  2. Je ne comprends pas pourquoi le fait de nous préoccuper du sort des «pauvres bêtes» nous empêcherait de nous préoccuper du sort «des centaines de milliers d'humains» qui meurent «de faim ou d'autres causes». Si nous sommes vraiment altruistes, nous nous soucions des deux.

    Je vous ai déjà fait part, à au moins deux reprises, de la non-pertinence de se soucier du sort de la «pauvre laitue», alors je pense qu'il est inutile de me répéter encore. À moins de croire à l'âme ou à quelque autre organe ésotérique, on ne peut sérieusement croire qu'un être dépourvu de système nerveux ou de quoique ce soit d'analogue, puisse être pourvu d'une conscience et de sensations.

    Rappel de ces autres réflexions:
    Exigences de l'antispécisme
    Torturer une plante

    Elles répondent aux objections que vous émettez ici.

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  3. Je trouve inutilement radical d'arrêter complètement la consommation de viande et de poisson sous prétexte qu'on torture les animaux dans certains abattoirs. Je dis "certains" parce que ce genre de documentaire montre seulement les pires images.

    Si on torture les animaux à un point considéré inacceptable, pourquoi ne pas tout simplement militer contre la torture elle-même, au lieu de jeter le bébé avec l'eau du bain en évitant carrément toute nourriture animale ?

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  4. Bonjour Steevie,

    Je comprends ta réticence intuitive face à quelque chose qui semble si différent des habitudes. Et il y a, en fait, deux questions distinctes que l'on pourrait poser à notre éthique dans cette problématique, soit:

    1- Est-il correct de tuer un animal pour se nourrir?
    2- Les conditions actuelles des animaux d'élevage sont-elles correctes?

    La seconde question est indubitablement beaucoup plus terre à terre que la première. La souffrance me semble plus facilement condamnable par l'éthique que la mise à mort, comme j'en parlais dans ma réflexion sur le meurtre. On pourrait donc se contenter de répondre par la négative à la seconde question et laisser la première de côté. Mais, à elle seule, cette question suffit à s'opposer à la viande que l'on retrouve généralement sur le marché.

    Si une personne décidait de «militer» contre un phénomène mais qu'elle continuait de soutenir financièrement le phénomène en question, cela ne donnerait pas grand chose. Militer contre les gros producteurs de viande sans boycotter leur viande me semble plutôt inutile. On pourrait donc se contenter de boycotter la viande jusqu'à ce que les conditions des élevages s'améliorent et recommencer à en manger ensuite?

    Mon problème c'est aussi qu'à partir du moment où une personne réussit à ne plus avoir besoin de viande, je ne vois plus vraiment de raison de recommencer à manger de la viande même si les conditions des bêtes d'élevage s'amélioreraient. Ça devient comme dans l'exemple que j'ai donné ci-dessus, c'est-à-dire que je vais me dire «Oui mais ai-je le goût de manger ça au point que je sois prêt à ce qu'une bête meure pour ça?» Même si ça deviendrait beaucoup moins grave que maintenant, ça ne serait pas un mal nécessaire.

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