Un homme vivait seul dans une petite cabane au milieu de la forêt. Un matin de novembre, il trouva une bête blessée dans les bois. Il décida de l'amener chez lui pour la soigner. L'animal s'en remit vite mais était dès lors trop handicapé pour survivre dans la nature en plein hiver. L'homme choisît donc de garder la bête avec lui jusqu'au printemps et de partager avec elle ses provisions. Malheureusement, il avait sous-estimé l'appétit de son protégé; ses réserves alimentaires diminuèrent beaucoup plus rapidement que ce qu'il n'avait prévu. Lorsqu'il restait encore un mois à la saison froide, son stock de nourriture était à sec. L'homme dut se résoudre à abattre l'animal qu'il avait hébergé, afin de manger son cadavre. Il lui offrit une mort rapide et presque indolore. Il surmonta les remords en se disant que, de toute façon, la bête serait déjà morte depuis longtemps, d'une mort beaucoup plus douloureuse, s'il ne s'en était pas occupé tout l'hiver.
Dans ce scénario, pourrait-on reprocher à l'homme d'avoir tué l'animal? Éthiquement, a-t-il mal agit? Pour moi, il est clair que non. Je n'aurais strictement rien à lui reprocher. C'est une situation ponctuelle, non préméditée. La proie y gagne beaucoup plus qu'elle n'y perd et elle n'est tuée que par nécessité. L'homme a retiré cette bête de la nature dans son intérêt à elle, sans avoir pour but d'en faire son dîner. Cette situation représente pour moi un «élevage idéal» d'un point de vue éthique. C'est-à-dire que l'ensemble des arguments qui pourraient légitimer l'élevage et l'abattage d'animaux sont présents sous leur forme la plus forte. Si l'on soutient, par exemple, que l'animal est plus heureux dans l'élevage que dans la nature, ce serait indubitablement le cas dans notre mise en situation.
Pour moi, donc, pour que l'élevage d'animaux ait des chances d'être éthique, il doit se rapprocher le plus possible de cette mise en situation. Si l'animal est maltraité, ce n'est plus éthique. Si les conditions d'élevage sont pires que celles de la nature, alors ce n'est pas éthique non plus. Il faudrait que l'animal gagne à être en élevage plutôt que sauvage. Si, nous-mêmes, nous avions à choisir entre vivre l'une ou l'autre de ces vies alternatives, nous préférerions la vie d'élevage.
Mais il y a également d'autres facteurs à considérer. Par exemple, l'animal d'un élevage moderne est bien différent de son ancêtre sauvage. Il a été altéré par les croisements sélectifs et n'est désormais plus du tout adapté à la vie sauvage. La vie d'élevage est donc la seule à laquelle il soit adapté. Est-il donc automatiquement éthique de continuer son élevage? C'est comme si l'on avait rendu un être dépendant d'une situation douloureuse, et que l'on justifiait ainsi de le maintenir dans cette situation douloureuse. Indépendamment de l'alternative sauvage, on peut questionner pour elles-mêmes les conditions de vie que nous imposons aux animaux d'élevage. Même si nous sauvons la vie d'un être, cela ne nous donne pas le droit de lui faire vivre ce que l'on veut ensuite. L'homme dans ma petite histoire du début, a tué son animal non parce qu'il l'avait sauvé au préalable, mais parce que cela lui était nécessaire. Nous est-il nécessaire d'imposer de telles conditions de vie aux animaux d'élevage?
Mais une autre question en amont rend inutile toute tentative de répondre à ces questions-ci. Pour l'illustrer, reprenons ma mise en situation du début mais modifions-la légèrement. Imaginons que l'homme n'ait pas trouvé un seul animal dans les bois mais un couple d'animaux, et qu'il ait en réserve un peu plus de nourriture. Supposons qu'après avoir constaté qu'il avait tout juste assez de nourriture pour eux trois pour tout l'hiver, l'homme ait tout de même choisi de laisser ses deux bêtes se reproduire. Bref, il a décidé de faire venir au monde plus de bêtes en sachant qu'ils finiraient par manquer de nourriture et qu'il serait donc contraint de les manger. Ainsi, pour ces nouveaux-nés, le dilemme éthique n'est pas de savoir s'il leur aurait été plus avantageux de vivre dans la nature ou chez cet homme, c'est tout simplement de savoir si cette vie est préférable à la non-existence.
La situation de l'élevage moderne ressemble plus à cette version altérée de mon histoire d'origine. La reproduction des bêtes est totalement contrôlée par les éleveurs. Ce ne sont pas des individus qui ont été retirés de la vie sauvage, ils ont été créés sciemment dans le but d'être abattus et mangés. Comme je le disais dans ma réflexion sur nos devoirs envers les générations futures et dans celle sur les droits de l'enfant, amener un être à l'existence ne nous donne pas de droit sur lui. Au contraire. Les êtres qui n'existent pas encore ne sont pas en train de souffrir ou de désirer exister. L'inexistence devrait être traitée par notre éthique comme un état de béatitude ou, disons, un état «neutre», c'est-à-dire sans bonheur ni souffrance. Donc pour qu'amener un être à l'existence soit éthique, il faut que l'on s'assure au préalable qu'il puisse avoir une vie où le bonheur domine largement sur la souffrance. Ce n'est manifestement pas le cas dans l'élevage intensif.
Bref, ma position n'est pas qu'il est en tout temps et en tout contexte contraire à l'éthique de retirer un animal de son environnement puis de prendre soin de lui avant de l'abattre et de le manger. C'est surtout la forme spécifique que revêt cette activité dans notre civilisation que je trouve indéfendable.
J'ai un peu de difficulté face à cette réflexion. J'ai probablement une vision utilitaire de la nature. Je suis un pêcheur et je n'ai aucun remord à prendre du poisson et le manger. Je ne mange pas beaucoup de viande, mais si je le fais, je ne me pose pas beaucoup de question sur la bête qui a été assassinée pour me nourrir. Je ne m'excuse pas non plus au plant de tomates que je cultive. Et je coupe ma pelouse sans regrets.
RépondreEffacerPar contre, je suis sensible à l'environnement. Je respecte les quotas de pêche, par exemple.
Quand je regarde si je dois abattre cet arbre qui met de l'ombre sur le jardin, j'essaie d'agir en bon gestionnaire, pour moi et pour les autres. C'est ça, l'éthique.
L'idée que les animaux auraient des "droits", si on la pousse à l'extrème, est absurde: vais-je me priver de cultiver mon jardin parce que je ruine l'habitat des vers de terre? Voyons donc!
Salut Feel,
RépondreEffacerDans la mesure où nous sommes des êtres omnivores, je ne vois aucun problème à ce que nous tuions des animaux pour les manger. C’est dans l’ordre de la nature. Je ne vois pas non plus de problème à ce que nous pratiquons l’élevage, bien que cette situation soit « anti-naturelle ».
Amha, le problème éthique se situe surtout au niveau des conditions d’élevage. Une grande partie des animaux que nous élevons ont un cerveau suffisamment développé pour ressentir la souffrance ou le bonheur (au moins sous une forme rudimentaire). Il est donc contre-éthique de faire souffrir des animaux pour ensuite les abattre et les manger (ce qui est le cas pour certaines formes d’élevage intensif, ou l’utilisation d’hormones provoquant des maladies chez les animaux d’élevage).
Bref, je ne suis pas contre l’élevage, à condition qu’il soit pratiqué de façon éthique, c’est-à-dire sans infliger de souffrance à l’animal.
Poulpeman
Bonsoir Poulpeman,
RépondreEffacerJe ne crois personnellement pas en «la nature» ou en «l'ordre de la nature». À mon humble avis, on peut se questionner sur l'éthique d'une pratique même si elle est très ancienne au point de faire partie de la tradition et qu'on la considère comme «naturelle» ou «normale».
Il est évident que si l'on offrait aux bêtes des conditions d'élevages qui soient aussi exemptes que possible de souffrance, et qu'on les exécutait à un âge plus avancé que celui que leurs homologues sauvages atteignent en moyenne, la quasi-totalité des objections que j'aurais face à cette pratique tomberaient. En fait, le débat deviendrait beaucoup plus "métaphysique" et flou. En ce moment, on peut de façon très terre à terre questionner l'éthique de l'élevage. En fait, je n'ai pas vraiment besoin d'argumenter beaucoup pour dire que l'élevage actuel est contraire à l'éthique.
Bonsoir Fabien,
Il est dommage que vous refusiez de vous posez des questions sur les droits que l'on pourrait accorder aux bêtes. Je répondais pourtant parfaitement bien aux objections que vous manifestez ici dans cette autre réflexion et dans celle-là aussi. Je n'ai jamais parlé de «pousser à l'extrême» l'idée que les bêtes aient des droits. Au contraire, je préconise de leur donner des droits à la mesure de leur besoin et sans nous empêcher de jouir de la vie pour autant. C'est un peu comme si vous me disiez «Il serait absurde de donner le droit de vote aux enfants... c'est pourquoi je n'accorde aucun droit aux enfants». Évidemment qu'il serait absurde de surveiller chacun de nos pas de peur d'écraser une fourmi sur le trottoir, mais je ne vois pas en quoi cela justifie de tuer et torturer des mammifères et des oiseaux dans les élevages. C'est mêler les pommes et les oranges.
Pour moi, «avoir des droits» n'est pas quelque chose d'objectif ou d'absolu; c'est nous qui inventons ces droits et qui décidons à qui ou à quoi nous les accordons. Par contre, la souffrance est quelque chose qui existe de façon beaucoup plus objective et tangible. Si je cause de la souffrance alors que je pourrais facilement m'en passer sans en souffrir moi-même, je ne vois pas comment je pourrais défendre cela éthiquement et rationnellement.