jeudi 27 juin 2019

Déterritorialiser l'État

Un État se définit par la présence d’une population, d’un gouvernement et d’un territoire. Je vous ai entretenu précédemment de la nécessité pour une société démocratique de ne plus avoir recours au droit du sol ou du sang pour définir qui en est membre. Poussant ma pensée jusqu’au bout, c’est le concept même de territoire qui doit être abandonné par l’État… ce qui, par définition, n’en ferait plus un État. 

Un pays qui déciderait d’adopter mon paradigme politique commencerait par créer une société d’État, dont l’administrateur devrait être élu démocratiquement, et à laquelle il déléguerait l’ensemble de sa fonction «fournisseur de services». Cette Société serait divisée en différentes filiales, chacune affectée à un service spécifique, et elles-mêmes séparées en plusieurs succursales devant desservir un territoire spécifique.

L’État lui-même ne conserverait que les pouvoirs symboliques et s’occuperait des relations internationales, des douanes, des passeports et de l’armée. Il continuerait d’exister tant que le reste de la planète vivrait sous l’ancien paradigme, ayant principalement pour but de protéger nos membres contre les chefs des États-nations (évitant qu'ils ne nous voient comme une terra nullius à conquérir) en attendant une éventuelle transition globale vers un monde post-État et post-nation. L'individu n'aurait plus à interagir directement avec l'État, et passerait par la Société même pour ce qui est directement sous la juridiction de l'État. Par exemple, c'est à la Société qu'on ferait notre demande de passeport, qui l'acheminerait à l'État ensuite, et on ne paierait de cotisations (d'impôts) qu'à la Société, qui en utiliserait une petite partie pour financer l'État. Pour alléger les choses, certains postes dans l'État pourraient être automatiquement affectés à celui ou celle qui occupe un poste analogue dans la Société et inversement.

L’aspect identitaire, lui, serait relégué à la sphère informelle, comme la religion. Et, comme la religion, on en limiterait l’influence, tout en protégeant le droit des gens à l'exprimer et à la célébrer.

En somme, on aurait par exemple:

  • L’État québécois (ou, plutôt, l'État canadien dont sa province de Québec),
  • La nation québécoise (ethnie, identité commune, culture),
  • La Société québécoise (fournisseur de service),


Les trois instances se doteraient chacune de symboles, d’attributs, d’une terminologie et de fêtes distinctes, mais parents, pour qu’on les dissocie de plus en plus dans l’imaginaire. Par exemple, le fleurdelisé pourrait être le symbole de la province de Québec, le drapeau des Patriotes serait le symbole de la nation québécoise et un nouveau logo (sans doute en fleur-de-lys) serait inventé pour la Société québécoise. Être citoyen de l’État, être membre de la Société et faire partie de la nation seront trois choses pouvant se chevaucher mais pas systématiquement.

Donc, le concept de «territoire» appartient à l’État, à l’ancien paradigme. Notre société, dont le but est de fournir tous les services fondamentaux à ses membres, n’est plus assujettie à ce type de considération. Le territoire desservi par la Société est un concept différent du territoire possédé par l’État. Il en découle que:

  • Nous ne sommes pas tenu de desservir l’entièreté du territoire de l’État,
  • Nous pouvons desservir hors du territoire de l’État.


Si, donc, une importante communauté de membres réside dans une ville étrangère, il est plus pertinent d’y offrir les services sociétaux que dans un coin perdu de la toundra où personne ne vît. Un membre qui s’adonnerait à vivre dans une région mal ou non desservie — que ce soit parce qu’elle est sous-peuplée ou parce qu’elle est hors du territoire de l’État — pourra s’en plaindre à l’administration de la société. Par la suite, selon ce qui est le plus simple à accomplir, on pourra choisir soit d’implanter des points de service à proximité, soit d’aider cette personne à déménager à l’intérieur du territoire desservi. Ainsi, la relocalisation d’une communauté éloignée ou sur une terre sujette aux catastrophes naturelles se fait au nom du même principe que l’immigration. Pour installer les membres de façon à ce que l’on puisse plus aisément les servir.

Bien que le territoire en soi ne serait pas reconnu comme «appartenant» à la société, l’aménagement d’un espace public (rues, trottoirs, parcs, etc.) ferait quand même partie de sa juridiction et il pourra y avoir des conditions à utiliser cet espace public. Au nom de ce principe peuvent exister des lois sur l’affichage, un code de la route, un code du bâtiment, voire des lois sur la pudeur ou sur les mœurs. En fait, presque toutes les lois auxquelles nous pouvons penser ne seront plus que des conditions d’utilisation de l’espace public, sinon d'un autre service public. Le corollaire est que dans les zones non aménagées, comme au milieu de la toundra, ce type de loi ne s’applique plus. Donc je peux y poser une énorme pancarte en anglais au contenu trompeur, conduire sans permis et à pleine vitesse un véhicule sans immatriculation, avoir une arme à feu dans les mains et me promener tout nu, sans rien faire d’illégal. On distinguerait, dans l’espace public, un espace circulatoire (la rue, le trottoir) et un espace visuel (normalement, jusqu’à la façade des bâtiments, tout ce qui est à portée de vue quand on se trouve dans l’espace circulatoire), le second étant un endroit où l’on ne peut circuler mais qu’on a le droit de regarder et, donc, est soumis à des réglementations en ce sens (affichage, pudeur).

Bref, l’idée ici est surtout un changement de paradigme, une inversion de rapport entre le haut et le bas. On passe d’un mode où une élite politique possède la terre (voire possède la population) et y autorise certaines libertés, à une terre libre sur laquelle une instance appartenant à la population y offre ses services. Mais si les principes sont différents, dans les faits, la situation pratique ne change pas beaucoup. Elle ouvrirait cependant la porte à des changements futurs et limiterait les dérives tyranniques inhérentes au système actuel.

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