L'expression «propre de l'Homme» en est une dont je me méfie. Lorsque je l'entends, je sais que celui qui l'utilise essaie surtout de démontrer l'existence d'un abîme entre l'espèce humaine et le reste du règne animale. Or, tout est en continu et la majorité de ce qui fut jadis considéré comme propre aux humains (capacité de communiquer, usage d'outil, émotion, intelligence, etc.) a été depuis observé chez d'autres espèces. Bien sûr la nôtre s'est souvent démarqué par une utilisation beaucoup plus poussée de ces facultés, mais comme le disait le naturaliste Charles Darwin (1809-1882), le père de la théorie de l'évolution, la différence entre l'humain et la bête est une différence de degré et non de nature. J'ai d'ailleurs remarqué que les définitions de mots tels que «culture», «langage» ou «outils» seront remodelées régulièrement pour impliquer un niveau supplémentaire de complexité, afin d'en exclure perpétuellement les animaux non-humains lorsqu'on leur découvre une plus grande avance dans ces domaines que ce que l'on aurait cru. Bref, plus on découvre des comportements complexes chez les bêtes et plus on monte la barre de la complexité requise pour ne plus être une bête. Cela m'apparaît plus idéologique que scientifique.
D'un point de vue biologique, on définit l'espèce comme un «ensemble d'individus interféconds» c'est-à-dire capables d'engendrer une descendance viable et fertile. Cette définition m'apparaît incomplète puisqu'un individu que l'on stériliserait «sortirait» aussitôt de l'espèce. Je propose la définition suivante, peut-être plus complète, inspirée de la cladistique : «ensemble des descendants de l'ancêtre commun exclusif d'un groupe d'individus interféconds». Ainsi, on ne peut «sortir de l'espèce» qu'en en devenant une nouvelle. Bref, le point c'est que ce qui est propre à l'humain – c'est-à-dire, un trait qu'auraient tous les humains mais que n'aurait aucun non-humain – c'est d'être génétiquement compatible (interfécond) avec un autre humain. L'espèce se définissant sur la base de ce seul trait. Tous les autres attributs que l'on associe à l'humain peuvent être «fortement corrélés» avec l'espèce mais n'en sont pas des préalables ni des conséquences. Un humain peut avoir une déficience intellectuelle le rendant psychologiquement équivalent à un chien et demeurer tout de même un humain.
En dépit de l'apparente étanchéité des espèces dans un point précis du temps,* cette discontinuité disparaît dans une perspective diachronique. En effet, dans la dimension temps, tous les ensembles d'interfécondités sont en continue. Un rejeton est nécessairement de la même espèce que ses géniteurs (c'est-à-dire fécond avec eux). On ne peut pas prendre un individu précis parmi nos ancêtres et dire «Voici le premier humain!» Tout comme l'évolution des langues, celle des espèces se fait par petites mutations progressives. Chercher le premier humain est aussi vain que de chercher le premier francophone.
Mais pourquoi sommes-nous si désireux de trouver «le propre de l'Homme»? Pourquoi voulons-nous à ce point donner une définition scientifique à l'espèce humaine? Pourquoi voulons-nous mettre un abîme si tranché et bien défini entre nous et nos cousins des autres espèces? Et pourquoi certains vont même jusqu'à prétendre que l'humain n'est pas un animal? Pour satisfaire les exigences idéologiques de nos éthiques arbitraires et spéciste. La plupart des gens font de l'appartenance à l'espèce humaine le pilier du droit à la vie et à la dignité. Pourtant, l'humanité n'est qu'une espèce qui se définit, comme toutes les espèces, sur la base du critère de l'interfécondité. Une éthique ayant un pilier un peu moins arbitraire que notre «statut d'humain» (par exemple, la mienne) qui considérerait les individus selon leurs attributs individuels et non selon le groupe dans lequel on les classe serait moins discriminatoire et ne nécessiterait plus de tordre constamment la définition de l'humain et des facultés soi-disant propres à l'humain, pour accommoder nos idéologies. Prétendre que l'humain n'est pas un animal parce qu'il a un cerveau plus développé que les autres est aussi absurde qu'il le serait de prétendre que l'éléphant n'est pas un animal parce qu'il a un nez plus long que les autres.
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*Il y a parfois des populations «intermédiaires», interfécondes avec des populations non-interfécondes. Par exemple, si une population A ne peut se reproduire avec une population C, toutes deux seront fertiles avec la population B.
"Tout comme l'évolution des langues, celle des espèces se fait par petites mutations progressives."
RépondreEffacerLe terme "évolution" pour une langue ne fonctionne pas de la même manière: les mots ne se reproduisent pas entre eux, ils se "mutent" avec notamment des mots d'autres langues. Le concept d'individu ne fonctionne pas avec une langue.
En fait le concept d'individus fonctionne aussi bien avec les langues qu'avec les gènes. Car dans les deux cas, c'est l'individu qui est le vecteur. Il transmet sa langue et ses gènes.
RépondreEffacerÉvidemment, une différence majeure, que tu abordes, c'est l'absence de spéciation avec les langues. Si deux populations devenant deux espèces ne pourront plus s'échanger de matériel génétique, deux dialectes devenant deux langues pourront continuer de s'échanger du matériel linguistique.
Le point ici c'est que si l'on définit l'espèce sur le critère de l'interfécondité et la langue sur le critère de l'intercompréhension, on pourra généralement définir ces ensembles (langues et espèces) en un point donné du temps, mais que, dans l'axe temporel, on ne pourra pas fixer une date de naissance à une espèce ou à une langue. Toute deux apparaissent progressivement. On ne verra donc, dans le temps, qu'un dégradé de variation sans point de rupture net.
Si je puis me permettre, voici le lien vers un article de mon site qui pourrait apporter des informations complémentaires aux propos tenus dans votre article.
RépondreEffacerhttp://www.lhumain.com/difference_humain_animal_1.html
Sénepse