samedi 21 novembre 2009

En tuer un pour en sauver cinq

En philosophie éthique, on utilise souvent les deux scénarios suivants pour vérifier si une personne est utilitariste et jusqu'à quel point elle l'est.
SCÉNARIO #1
Un groupe de terroristes s'apprête à exécuter six otages. Pour une raison quelconque, ils vous font l'offre suivante : si vous tuez vous-mêmes l'un des otages, ils relâcheront les cinq autres. Mais si vous refusez, les six seront exécutés comme prévu.

La bonne réponse est évidemment de tuer soi-même une personne pour en sauver cinq plutôt que de les laisser tous mourir (y compris celle que vous auriez choisie de tuer). Mais les non-utilitaristes, pour respecter l'impératif catégorique «Tu ne tueras point» ou pour éviter de se salir les mains, préféreront éviter de commettre un meurtre quitte à laisser cinq personnes mourir. L'autre mise en situation est différente :
SCÉNARIO #2
Vous êtes médecins. L'un de vos patients va mourir car il a besoin d'un rein. Un autre va mourir puisqu'il lui faut une greffe de cœur. Un autre a besoin d'un foie, un autre d'un pancréas et un cinquième patient a besoin d'un poumon. C'est alors qu'un homme vient vous voir en consultation. C'est un athlète en pleine forme qui vient vous voir pour un furoncle. Si vous le tuez, vous pourriez donner ses organes à vos cinq autres patients et ainsi sauver cinq vies en n'en sacrifiant qu'une seule.

Dans cette situation, peu de gens répondront qu'ils tueraient l'homme bien portant pour sauver les cinq malades. La différence principale est que, dans ce second scénario, le sacrifié n'appartient pas au même ensemble que les personnes sauvées. Et c'est toute une différence! Même si l'utilitarisme orthodoxe voudrait que l'on privilégie le plus grand nombre, ce n'est pas la position à laquelle j'adhère.

Je considère que mon premier exemple n'opposait pas «tuer une personne» à «laisser mourir six personnes» puisque l'otage que je tuerai mourra peu importe l'alternative. Elle ne fait donc pas partie de ce qui est sous mon pouvoir et ne doit donc pas être considérée dans mon calcul éthique, pas plus que n'importe quel autre événement extérieur n'ayant aucun rapport avec la situation. Le choix est donc «ces cinq personnes meurent» versus «ces cinq personnes ne meurent pas». Avant même de choisir laquelle parmi ces personnes sera ma victime, je puis considérer que m'abstenir d'en tuer une aura des conséquences pires pour tout le monde. Évidemment, la question de savoir lequel des otages je devrais tuer est un dilemme moral en soi, mais considérant que le pire choix est moins pire que l'absence de choix (laissant mourir les six), il faut bien en choisir une.

Le second scénario, pour sa part, est le seul des deux qui pose réellement la question «Peut-on et doit-on sacrifier une vie pour en sauver cinq autres?» Comme je vous le disais précédemment dans ma réflexion sur l'éthique du nombre, la réponse à cette question ne m'apparaît pas comme allant de soi. Je dirais que ça dépend de la situation et qu'il y a plusieurs angles sous lesquels on peut aborder le problème.

Par exemple, on pourrait se dire que compte tenu que la mort n'est rien pour le mort, ce n'est peut-être pas le meurtre en lui-même qui constitue un mal mais les conséquences pour les survivants. Dans cet optique, tuer cinq inconnus sans famille pour sauver une célébrité aimée de tous est éthiquement défendable. On peut aussi regarder ça sous le point de vue des victimes. Si l'athlète préfère ne pas être tué pour donner ses organes à cinq patients, il me semble que c'est un cas d'égoïsme légitime. Mais c'en serait un aussi si l'un des patients décidait de tuer l'athlète pour lui voler l'organe dont il a besoin pour vivre. Ce serait aussi légitime qu'un prédateur qui tue sa proie.

Finalement, on peut aussi aborder cette question par une approche un peu plus axée sur la règle et se demander s'il vaudrait mieux vivre dans une société où il est permis de tuer l'un de nos concitoyens pour survivre ou dans une où cet acte serait prohibé sauf en cas de légitime défense. Imaginons que l'on doive effectuer ce choix sans savoir si l'on aura ou non besoin un jour d'une greffe d'organe. On peut facilement prendre conscience que le climat de stress perpétuel dans une société où les citoyens peuvent être prédateurs les uns des autres est une conséquence néfaste sur le bonheur collectif.

Et l'on pourrait même tenter de produire un scénario intermédiaire :
SCÉNARIO #3
Un groupe de terroristes s'apprête à exécuter six otages. Pour une raison quelconque, ils vous font l'offre suivante : si vous tuez vous-mêmes l'un des otages, ils relâcheront les cinq autres. Mais si vous refusez, ils en tueront cinq au hasard pour n'en épargner qu'un seul.

S'il s'avérait que, dans ce troisième scénario, l'otage que j'aurais choisi d'exécuter serait la même que les terroristes auraient choisi d'épargner en cas d'abstention de ma part, alors on se retrouverait dans un dilemme semblable au scénario #2. Autrement, ça reviendrait au même que le scénario #1. Dans une situation où l'on ne peut pas prédire qui seront les victimes (et qu'elles sont pigées dans un même pool), leur nombre m'apparaît comme étant la variable à considérer.

Bref, la question «Vaut-il mieux tuer cette personne-ci plutôt que ces personnes-là?» est beaucoup plus discutable et moins tranchée que la question «Vaut-il mieux tuer l'une de ces personnes-ci plutôt que toutes ces personnes-ci?» dont la réponse (oui) me semble évidente.

6 commentaires:

  1. 1) Et si, après que j'ai tué l'un des otages, les terroristes n'obtempèrent pas et me refont le coup : bon en fait la situation a changé, on vient d'apprendre qu'il est arrivé telle chose à notre frère d'arme Y et donc le marché est maintenant que tu en tues encore un et là c'est bon ... après tout, je ne suis qu'un enfoiré de mécréant à la solde de cette société de merde qui fait le malheur de millions de malheureux, donc pas de pitié à se jouer de moi, non ? Et puis, ce sont déjà des terroristes, donc tous les coups sont permis pour eux, non ?

    2) Et, si je fais partie des otages et qu'on me demande d'en choisir un à tuer ? L'attitude la plus noble ne serait-elle pas de se tuer soi-même ?

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  2. Jude : «Et si, après que j'ai tué l'un des otages, les terroristes n'obtempèrent pas et me refont le coup»

    La mise en situation ne doit pas être pris comme un scénario réel. Je la mets autour de mon dilemme éthique pour faire jolie. Mais la question que je pose, c'est simplement «Vaut-il mieux tuer l'une de ces personnes-ci plutôt que de laisser mourir toutes ces personnes-ci?»

    Jude : «Et, si je fais partie des otages et qu'on me demande d'en choisir un à tuer ? L'attitude la plus noble ne serait-elle pas de se tuer soi-même ?»

    "Plus noble" sans doute. Mais serait-ce un devoir éthique pour autant? Je ne pense pas. Comme je le dis dans cet autre réflexion :

    http://chezfeelozof.blogspot.com/2009/06/legoisme-legitime.html

    je ne pense pas que l'on puisse exiger de l'individu qu'il sacrifie ses besoins vitaux pour le bénéfice du plus grand nombre. Il est légitime d'avoir un minimum d'égoïsme.

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  3. D'abord peut-être demander si quelqu'un veut se sacrifier. Ce dernier peut alors presser la détente lui même le moment voulu ... ensuite, il faut que la société prévoit une solidarité mutuelle pour la famille de ceux qui se sacrifient, cela me paraît juste.

    Enfin, à moi de te poser un dilemne : un tueur en série dont on est sûr de la culpabilité (pour prendre un cas extrême) ne peut pas être enfermé en France plus de 30 ans, sachant qu'il fera de toutes façons moins que ça. Supposons qu'en plus, avant sa sortie, on sache qu'il va recommencer quasiment à coup sûr (multiples expertises psy ou alors il s'en vante lui-même). Au bout du compte, non seulement il coûte à la société (maintien en prison), ce coût ne pouvant être consacré par exemple à de l'action sociale, mais en plus on ne choisit pas de solution évitant un maximum de souffrance puisqu'il va tuer (voire violer et torturer au passage) beaucoup plus de gens que lui (puisqu'il est un). En fait, le bonheur d'un (le tueur) passe avant celle des autres. Ainsi l'utilitarisme préconiserait quoi ? L'humanité avec laquelle on le traite n'est-elle pas un principe du même genre que "ne pas tuer" ?

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  4. Le but est qu'il y ait le moins de souffrance possible dans l'univers. Ainsi, la seule souffrance qu'il soit légitime d'infliger à un individu causant de la souffrance, elle la souffrance minimale requise pour qu'il cesse de causer de la souffrance. Voir cette autre réflexion:

    http://chezfeelozof.blogspot.com/2009/09/il-pour-il.html

    Il serait donc contraire à l'éthique que de relâcher dans la société un individu s'il risque de causer de la souffrance, mais il serait également contraire à l'éthique que de le tuer. Personnellement, je pense que ce devrait être des psys et non des juges qui devraient déterminer quand un criminel peut sortir de prison.

    http://chezfeelozof.blogspot.com/2009/03/les-monstres-nexistent-pas.html

    Si le garder enfermé dans une prison pour toujours est la souffrance la moins grande qu'on puisse lui infliger pour éviter qu'il ne récidive, c'est tout ce qui est légitime de lui faire. Par contre, je pense personnellement qu'il serait légitime de faire faire aux détenus des travaux pour le bénéfice de la société afin de compenser ce que nous coûte le système carcéral.

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  5. Je suis globalement d'accord.

    Par contre, je rebondis là-dessus d'une manière plus générale : "le moins de souffrance possible dans l'univers".

    Même en sciences dures, les problèmes du genre "le moins de Y dans X" nécessitent souvent une formulation plus précise et celle-ci peut se révéler insatisfaisante, sans compter que la recherche de solutions peut être très difficile.

    Le moins peut être pris au sens de : sup(Y) sur X doit être minimal, c'est à dire que Y(x) doit être pour tout x inférieure à une même quantité que l'on cherche à réduire le plus possible.

    Il peut aussi être pris au sens de : somme des Y(x) où x décrit l'ensemble X, c'est à dire qu'on cherche à réduire le plus possible la somme de Y.

    Des tas d'autres possibilités existent : définition d'énergies (un peu comme en physique), utilisation de pondérations (statistiques ou autres), considérations multi-échelles (plus récent), etc.

    Pour simplifier, restreignons nous aux deux premiers (on peut remplacer la somme par la somme des carrés, usuel en sciences dures pour plusieurs raisons). En général, réduire le sup, qui est une façon de voir les choses plus égalitaires, amène à des solutions pas terrible : en effet, certains x même rares peuvent bloquer la réduction et l'empêcher de descendre en dessous d'un certain seuil. Par contre, une somme donne un meilleur résultat pour un pourcentage plus important d'x mais un résultat pire pour certains x.

    Pour faire simple, c'est un peu comme si chercher à être plus égalitaire amenait une sorte de "moindre richesse généralisée" tandis qu'utiliser un gradient inégalitaire (physiquement : générateur d'énergie) permettait d'"enrichir de manière plus importante" une part de l'ensemble pouvant être importante mais au prix de l'acceptation d'un pourcentage non négligeable de "misère" sous une forme ou une autre. Le plus juste ne serait-il pas de faire tourner la part de x concernée ?

    Autre considération : tout dépend du temps et est donc dynamique. Et là aussi, il se peut que le prix à payer pour un niveau en moyenne intéressant soit l'existence de temps douloureux.

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  6. autre situation(réalisé dans la vraie vie) une mère doit choisir lequel de ses 5 enfants doit être sacrifié.

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