jeudi 27 juin 2019

L'état de nature

C’est au philosophe Jean-Jacques Rousseau (1712—1778) que l’on doit le concept de contrat social. Grossièrement, son point de vue est que les humains choisissent de vivre en société en adhérant au contrat social, renonçant du coup à certaines libertés, mais bénéficiant d’une protection et de tous les avantages de collaborer. La situation antérieure, celle sans société, était nommée l’état de nature. Les philosophes spéculant beaucoup sur ce passé hypothétique, le voyant soit comme un monde d’innocence enfantine, soit comme une guerre de tous contre tous.

Je vous ai déjà exposé ma conception du contrat social. Un des points que j’ai amené c’est que, pour conserver sa légitimité, ce contrat social doit être volontairement signé par chaque nouveau membre de la société. Conséquemment, l’état de nature doit pouvoir continuer d’exister pour ceux qui choisirait de ne pas signer.

Imaginons certaines portions de territoire, dans le nord, que le gouvernement choisirait de ne pas aménager et où l’un pourrait partir s’installer pour vivre hors de la société, se soustraire du contrat social. L’on pourrait vivre en chasseur-cueilleur ou défricher un petit pan de terre et y faire de l’agriculture. Il n’y aurait là aucune loi mais on pourrait interdire à une personne ayant des antécédents judiciaires graves de s’y installer. On empêcherait les entreprises forestières ou minières de venir en exploiter les ressources. Ses occupants auraient le même statut légal que des touristes. On pourrait y intervenir, en cas de catastrophe par exemple, mais seulement à titre d’aide humanitaire, comme on le ferait envers un autre pays. Bref, si volontairement on créerait une sorte de sanctuaire dont on garantirait l’existence et la protection contre l’extérieur mais à l’intérieur duquel l’État n’exerce plus son influence, de sorte qu’il y ait réellement un choix dans l’idée de faire partie ou non de la société.

Mais en même temps, je me dis qu’on n’est pas obligé d’aller si loin non plus. Comme j’ai dit précédemment, si l’on instaure mon contrat social et que l’on procède à une déterritorialisation de l’État, l’on pourrait laisser les gens circuler et vivre quand même sur le territoire, même s’ils ont choisi de ne pas faire partie officiellement de la société. Il n’y a pas lieu d’expulser un individu non hostile. Je créerais donc un statut spécial, celui de commensal, pour désigner un non-membre qui résiderait tout de même sur le territoire desservi par la société.

La situation du commensal ne doit pas en être une d’ostracisation. Il doit pouvoir jouir de sa liberté, bénéficier d’une certaine protection. Le but est qu’il veuille éventuellement signer le contrat social mais pas qu’il y soit contraint, sinon tout ceci perd son sens. Il faut qu’il y ait des avantages positifs à officiellement faire partie de la société, plutôt que des sanctions à ne pas en faire partie. On ne le punit pas de ne pas vouloir participer, on le récompense s’il accepte de le faire. Les droits du commensal découlent aussi de la fonction altruiste de l’État. On accepte et l’on défend l’idée que certains individus n’ayant pas de pouvoir politique — les enfants, les animaux, les étrangers — ont tout de même des droits. Ce sont, plus souvent qu’autrement, des droits négatifs. C’est-à-dire qu’on ne peut le tuer, le blesser, le voler, etc. Également, on ne peut pas non plus le laisser mourir d’un accident par exemple. D’où la nécessité de le soigner s’il se présente à l’urgence…

Mais à quoi ça servirait alors de signer le contrat social? Pourquoi je paierais de l’impôt comme un imbécile si tous les services sont offerts gratuitement à tous ceux qui le demandent? Voici certains droits qui demeureraient le privilège des membres:

  • voter ou se présenter comme candidat à une élection,
  • signer un contrat (bail, contrat de travail, prêt bancaire, etc.) dont la valeur sera reconnue et défendue par la société (et, par extension, avoir toutes ses transactions couvertes par la protection du consommateur),
  • être propriétaire d’un bien répertorié (donc on exclut les vêtements que la personne porte, mais on inclut une maison, ou une voiture avec une immatriculation locale),
  • créer une institution (entreprise, religion, couple) dont l’identité fiscale distincte sera reconnue par la société,
  • utiliser les services de la plateforme en ligne de la société (qui comprend un module pour gérer son argent, faire ses impôts, un pour trouver du travail, pour se trouver un logement, pour vendre des produits en ligne, etc.),
  • bénéficier du prix membre (qui, parfois, est la gratuité) plutôt que du prix client (qui peut aussi impliquer un service réduit ou un accès au service moins prioritaire) pour l’utilisation des services offerts par la société,
  • recevoir de l’aide sociale ou d’autres subventions.


Bref, une personne pourrait travailler au noir pour une entreprise non enregistrée, avec de l’argent ne transitant pas par le système de monnaie numérique (sujet d’un futur billet), louer sans bail un appartement sans adresse, conduire une voiture immatriculée ailleurs… en d’autres termes, elle pourrait vivre intégralement dans la clandestinité, hors du système, sans que cela ne contrevienne à la loi. Ce serait tyrannique de l’obliger à faire partie du système. Sauf que si son employeur la congédie ou que son propriétaire l’expulse, elle n’aurait pas de recours puisqu’aucun des engagements qu’on a pris envers elle n’est enregistré et reconnu.

Ces non-membres ne seraient pas nécessairement «inexistants» pour la Société, certains pourraient être répertoriés et leurs activités être connues. On peut — comme on le ferait pour un animal sauvage ou un élément naturel — tenir compte de leur existence, monitorer leurs activités et intervenir coercitivement envers l’un d’entre eux s’il s’avère dangereux pour autrui.

Ultimement, le simple fait que le droit de vote s’acquiert via l’adhésion pourrait être en soi un incitatif suffisant à la signature du contrat social. À la fois parce que voter permet de manifester son mécontentement, mais aussi parce que les élus vont peut-être moins se soucier des intérêts des non-membres si ceux-ci ne leur donne aucun capital politique.

D'autoriser les gens à vivre en «état de nature» assure que la société doive constamment s’avérer utile pour l’individu. Il doit y avoir une plus-value au fait de signer le contrat social et d’enregistrer son entreprise. Par contre, pour ne pas que seuls les nécessiteux s’y joignent et que les prospères s’y soustraient, il faut aussi rapatrier tous les pouvoirs symboliques de ceux-ci — dont l’argent, les contrats et la propriété — afin qu’ils ne puissent pas ne prendre que les bons côtés. Autrement le système sera parasité. C’est donc légitime que l’adhésion vienne comme un package, avec ses bons et mauvais côté, la protection des contrats et le droit de vote en échange de payer ses impôts.

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