Lorsque je dis qu'il n'y a rien d'autre pour définir l'éthique que le bonheur et la souffrance, on me répond souvent le contraire en arguant que le devoir, la vertu, les principes, la justice, la dignité et d'autres variables interviennent pour définir l'éthique. C'est comme si je disais : «En économie, seules l'offre et la demande influencent la valeur d'un produit.» et qu'on me répondait : «C'est faux! Il y aussi la rareté du produit, son utilité, son coût de fabrication et nombre d'autres variables!» Ces autres variables économiques influent sur les prix seulement parce que – et seulement lorsque – elles ont un impact sur l'offre et la demande. C'est la même chose pour la vertu, le devoir, etc. qui n'influencent l'éthique d'une pratique qu'en influençant le bonheur et la souffrance dans ses conséquences.
Le philosophe utilitariste John Stuart Mill (1806-1873) soulignait que la plupart des éthiques non-utilitaristes avaient été conçues – consciemment ou non – sur la base de considérations utilitaristes. Si celui qui obéit aux lois ou aux principes moraux le fait uniquement par devoir, le législateur qui a créé ces principes moraux avait nécessairement une considération autre que le devoir. Plus souvent qu'autrement, cette considération semble être le bonheur générale. Donc, lorsque l'obéissance à une loi ou à un principe morale mènerait, dans un cas particulier, à causer plus de souffrance que de bonheur, il serait tout à fait légitime de ne pas s'y conformer; en fait, le faire serait immoral. Mais les non-utilitaristes se sentent «souillés» lorsqu'ils transgressent une loi ou un principe, et font souvent passer ce désir égoïste de préserver leur pureté, leur intégrité ou leur honneur avant des considérations altruistes qui devraient primer.
Également, les éthiques non-utilitaristes semblent souvent avoir pour objectif de juger des personnes; d'évaluer si elles sont bonnes ou mauvaises. L'utilitarisme vise plus les actes eux-mêmes, et surtout leurs conséquences, que les personnes qui les font. Personnellement, ça m'apparaît un peu puéril de vouloir juger ainsi la valeur des personnes; ça n'apporte rien de concret. On peut juger qu'une personne a un plus grand potentiel d'être une source de souffrance et, pour cette raison, l'éviter. Mais cela ne nous donne pas le droit de mépriser ou d'haïr ce qu'elle est, ou de la considérer comme un monstre.
L'avantage que je concède aux éthiques du devoir c'est que d'obéir aveuglément à un principe ayant été conçu par un législateur sage et désintéressé qui a pris tout le temps nécessaire de peser toutes les variables, est souvent plus efficace que de faire son choix selon notre impression du moment. Je comprends également que devant l'impossibilité pratique de supprimer toute souffrance dans l'univers, certains ont préféré choisir de ne plus se soucier de la souffrance et de simplement se contenter de faire leur devoir (éthiques déontologiques) ou d'être de bonnes personnes (éthiques de la vertu), sans se soucier des conséquences effectives de leurs actions.
Ces sortes d'éthiques m'apparaissent toutefois comme étant «déviantes», en ce sens qu'elles ont perdu de vue leur objectif premier qui était nécessairement d'accroître le bonheur général. La question «Suis-je la cause de ce mal?» ne m'apparaît pas comme étant la bonne. Elle sera trop permissive dans certaines situations et absurdement culpabilisante dans d'autres. La bonne question, celle que notre conscience morale devrait se poser, est selon moi: «Ai-je du pouvoir sur ce mal?».
Votre analyse vous couduit-elle jusqu'à théoriser que l'on ne peut qu'apprécier des comportement et non juger des personnes ?
RépondreEffacerEn cela elle rejoindrait celles posées par plusieurs approches spiritualistes et idéalistes, qui ne reconnaisse aucune compétence aux êtres humains pour juger de l'Etre.
C'est un peu ça l'idée. Quoique ma perception n'est pas que les êtres humains n'ont pas la «compétence pour juger de l'Être» mais plutôt qu'une entité complexe telle qu'une personne ne peut pas se résumer à une seule valeur telle que la gentillesse/méchanceté. C'est réductionniste.
RépondreEffacerL'utilitarisme peut mener à des absurdités, par exemple, pourquoi ne pas manger des cadavres humains, car une fois morts les gens ne souffrent plus.
RépondreEffacerDe plus, il n'y a pas de centre dans l'utilitarisme, ainsi si un humain et un animal sont en danger,pourquoi ne pas aider l'un des deux au hasard. Si ma mère est malade, pourquoi l'aider davantage qu'un enfant souffrant dans les favelas. L'utilitarisme est une abstraction délirante de l'esprit.
Je ne vois pas en quoi les situations que tu décris sont des absurdités. Ce sont, au contraire, des questions pertinentes et c'est pourquoi je vais les commenter :
RépondreEffacer«pourquoi ne pas manger des cadavres humains, car une fois morts les gens ne souffrent plus.»
Les morts ne souffrent plus mais leurs proches risquent de souffrir d'apprendre que l'on a manger leurs cadavres. Tous les rites et les tabous que l'on a «par respect pour les morts» sont légitimes utilitaristement parlant s'ils ont un effet sur le bonheur des vivants. Voir cette réflexion:
http://chezfeelozof.blogspot.com/2009/11/respecter-une-derniere-volonte.html
«si un humain et un animal sont en danger,pourquoi ne pas aider l'un des deux au hasard.»
Ça dépend de qui est l'animal et de qui est l'humain. Je sauverais Lassie avant de sauver Hitler. Par ailleurs, si ton chat et un enfant du Tiers-Monde ont tous les deux faims, auquel des deux achète-tu de la nourriture en premier? Voir cette réflexion:
http://chezfeelozof.blogspot.com/2009/03/lantispecisme.html
«Si ma mère est malade, pourquoi l'aider davantage qu'un enfant souffrant dans les favelas.»
Parce que tu aimes davantage ta mère qu'un inconnu. L'éthique utilitariste place tous les êtres à égalité, donc tu peux utiliser les critères que tu veux pour choisir lesquels tu veux aider en priorité. Voir cette réflexion:
http://chezfeelozof.blogspot.com/2009/06/legoisme-legitime.html
«L'utilitarisme est une abstraction délirante de l'esprit.»
Non ça c'est la religion!
"Les morts ne souffrent plus mais leurs proches risquent de souffrir d'apprendre que l'on a manger leurs cadavres"
RépondreEffacerJe veux bien, mais entre nous, il est aussi interdit moralement de manger quelqu'un qui n'a pas de proche... La dignité ça n'existe pas chez les utilitaristes?
Le problème de l'utilitarisme, qui se voudrait scientifique, c'est qu'il ne prend pas en compte la compassion réelle des humains, les hommes veulent bien que les animaux soit respectés, mais de là à leur donner des droits, c'est briser la frontière naturelle de l'espèce, qui existe bien, je ne peux ni me reproduire ni vivre en société avec un chameau.
De plus la zoophilie reste un acte immoral, quoi que peuvent en penser les utilitaristes, aucune société humaine en fait l'éloge.
Quand je dit que l'utilitarisme est délirant, c'est qu'il n'est pas réaliste, il pose la morale au-dessus des individus et des hommes, c'est un esclavage de l'esprit...
De même personne ne peut donner une définition totalement objective du bonheur... la morale n'est pas une science c'est tout, elle n'est pas totalement universelle, celui qui pense détenir une morale scientifiquement prouvée, est juste un homme dangereux, c'est un scientiste. Pour terminer, seul un individu transcendant serait capable de maximiser le bonheur, car entre les individus, les nations, les espèces, il y a des conflits d'intérêts qui sont irréconciliables dans leur totalités.
«Je veux bien, mais entre nous, il est aussi interdit moralement de manger quelqu'un qui n'a pas de proche...»
RépondreEffacerAu fond, quelle est la différence entre se faire manger après sa mort et donner ses organes après sa mort? Dans les deux cas, on utilise la matière organique dont est composé le cadavre et on l'insère dans un vivant pour l'aider à poursuivre sa vie.
L'interdiction de manger le corps d'une personne déjà morte qui n'a pas de proche n'est qu'un tabou alimentaire sans assise rationnelle. Grossièrement, je pense que beaucoup de moralités étaient originellement des tentatives d'utilitarisme mais fondées sur une conception erronée du monde, et qui se sont corrompus au fil du temps en cumulant de nouvelles injonctions arbitraires. Dans ce cas-ci, c'est la croyance que l'inhumation cérémonielle du cadavre est utile pour le bonheur de l'âme du défunt qui motive ce tabou. Mais c'est quand même le bonheur qui est le fondement au départ.
«La dignité ça n'existe pas chez les utilitaristes?»
La dignité est importante lorsqu'elle a un impact sur le bonheur et la souffrance.
«les hommes veulent bien que les animaux soit respectés, mais de là à leur donner des droits, c'est briser la frontière naturelle de l'espèce, qui existe bien, je ne peux ni me reproduire ni vivre en société avec un chameau.»
Je ne vois pas en quoi le fait que je ne puisse me reproduire avec un être justifierait que je ne tiennes pas compte de ses intérêts dans mes choix éthique. C'est aussi arbitraire que le sexe ou la pigmentation de la peau. Ça n'avait de sens qu'à l'époque où l'on prenait les animaux pour des automates créés par Dieu pour nous servir.
«De plus la zoophilie reste un acte immoral, quoi que peuvent en penser les utilitaristes, aucune société humaine en fait l'éloge.»
Je ne vois pas où j'ai fais l'éloge de la zoophilie... Mais bon, puisque vous amenez le sujet, je ne pense pas qu'il soit "immoral" d'avoir un rapport sexuel avec un animal si on le fait sans que celui-ci n'en souffre. C'est simplement une paraphilie.
La plupart des tabous sexuelles - dont celui-ci découlent d'une morale collectiviste faisant passer le "bonheur du groupe" avant celui de l'individu. Ainsi, imposer un comportement sexuel "normal" permettait au groupe de se reproduire.
Encore une fois, le bonheur était la cible originelle de cette morale mais on l'a fait dévier vers une abstraction (le groupe ou une divinité totémique qui le représente) n'ayant pas de conscience propre plutôt que de rechercher le bonheur réel des individus.
«entre les individus, les nations, les espèces, il y a des conflits d'intérêts qui sont irréconciliables dans leur totalités.»
La souffrance ne sera jamais éradiquée de l'univers. Ça ne justifie pas pour autant d'en créer davantage. Qu'il existe des conflits d'intérêts irréconciliables n'empêche pas d'être conciliant quand on peut l'être.
«Quand je dit que l'utilitarisme est délirant, c'est qu'il n'est pas réaliste, il pose la morale au-dessus des individus et des hommes, c'est un esclavage de l'esprit... (...) la morale n'est pas une science c'est tout, elle n'est pas totalement universelle, celui qui pense détenir une morale scientifiquement prouvée, est juste un homme dangereux, c'est un scientiste.»
Je ne comprends pas votre perception de l'utilitarisme. Pour moi, si quelque chose ne fait pas de mal à quoique ce soit, alors ce n'est pas mal. Point. Ce n'est peut-être pas "scientifique" comme postulat mais ça l'est beaucoup plus que n'importe quelle éthique non utilitariste.
Bonjour Feel O'Zof,
RépondreEffacer"L'interdiction de manger le corps d'une personne déjà morte qui n'a pas de proche n'est qu'un tabou alimentaire sans assise rationnelle."
Certes, mais l'idée d'exploiter le corps d'un individu sans son consentement me pose problème, même si la personne est morte. Ce serait comme abuser d'une personne vivante sous prétexte que celle-ci est inconsciente, ça me semble irrespectueux, et donc immorale.
"Également, les éthiques non-utilitaristes semblent souvent avoir pour objectif de juger des personnes; d'évaluer si elles sont bonnes ou mauvaises. L'utilitarisme vise plus les actes eux-mêmes, et surtout leurs conséquences, que les personnes qui les font. [...] Mais cela ne nous donne pas le droit de mépriser ou d'haïr ce qu'elle est, ou de la considérer comme un monstre."
Haïr une personne est un sentiment fondamentalement irrationnelle, pour autant je fais une distinction entre les individus en fonction de leur mentalité. Les mauvaises pensées existent, même si elles ne se traduisent pas nécessairement par des actes répréhensibles. Ainsi une personne désireuse d'aider son prochain aura plus de valeur à mes yeux qu'une autre désireuse de voir souffrir les autres.
Pas vous ?
Bonjour John,
RépondreEffacerVous me dites: «l'idée d'exploiter le corps d'un individu sans son consentement me pose problème, même si la personne est morte. Ce serait comme abuser d'une personne vivante sous prétexte que celle-ci est inconsciente»
Il y a une nuance importante. Contrairement à la personne inconsciente, la personne morte ne va jamais reprendre conscience. Donc rien de ce que l'on pourrait lui faire subir ne lui porterait préjudice. Nous priver de l'utiliser sous prétexte qu'elle ne serait peut-être pas consentante, serait comme de me demander si un objet est consentant avant de l'utiliser.
Vous dites aussi: «une personne désireuse d'aider son prochain aura plus de valeur à mes yeux qu'une autre désireuse de voir souffrir les autres.»
Je n'aime pas appliquer aux personnes le concept de «valeur». Pour moi, l'important c'est surtout qu'une personne désireuse de voir souffrir a plus de chance d'être nuisible et qu'une personne désireuse d'aider a plus de chance d'être utile. Inutile de faire intervenir le concept de «valeur».
"Nous priver de l'utiliser sous prétexte qu'elle ne serait peut-être pas consentante, serait comme de me demander si un objet est consentant avant de l'utiliser."
EffacerDonc vous ne verriez aucun inconvénient à ce qu'on utilise le corps d'une personne défunte pour, mettons, assouvir les désires sexuels d'un nécrophile ou être exhibé nu dans une galerie d'art moderne, et ce, dans la mesure où la défunte personne n'a aucun proche pour se soucier de son sort ? En gros, on se permettrait d'utiliser les dépouilles d'une partie de la population comme du "bétail" tandis que les autres auraient droit à un minimum de considérations post-mortem. Je trouve ça profondément injuste, même si je comprends le fond de votre raisonnement.
Désolé de prendre ce genre d'exemple mais c'est pour bien souligner le fait qu'un corps peut avoir divers utilités (autre que le don d'organe ou servir de nourriture, qui semble plus "nobles" que celui de servir d'objet sexuel, même si c'est fondamentalement pareil) si on se permet de chosifier une dépouille sans considération pour les vœux de le personne qu'elle était.
"Je n'aime pas appliquer aux personnes le concept de «valeur». [...] Inutile de faire intervenir le concept de «valeur»."
Peut-être, pour autant jauger une personne à l'aune de sa propension à être utile/néfaste ou non pour les autres est un jugement de valeur quand même. Pas un jugement de valeur métaphysique, mais un jugement de valeur utilitariste.
Je ne considère plus la personne morte comme une personne. Elle ne peut pas «avoir des droits», elle n'est plus qu'un objet. On ne peut pas dire que c'est «injuste» de traiter différemment deux morts, pas plus qu'il n'est injuste de mieux traiter mon ordinateur que mon four micro-onde.
EffacerCeci dit, j'explique dans cette autre billet que j'accorde malgré tout une certaine considération aux morts. En fait, pour trois raisons:
1. Par respect pour ses proches,
2. Parce que, dans notre culture, cela pourrait fortement choquer et troubler les gens, même si le cadavre leur est personnellement inconnu,
3. Parce que, lorsque l'on est en vie, on a des attentes par rapport à comment les autres vont traiter notre dépouille. Donc si l'on pouvait faire ce que l'on veut aux corps morts sans tenir compte de leurs volontés, on serait personnellement affecté de savoir que nos propres dernières volontés ne seront sans doute pas respectées non plus.
Donc le mort lui-même n'a jamais de droits comme tel. Tous ses «droits» découlent en fait des droits des vivants. Pour cette raison, ils ne devraient jamais interférer avec ceux-ci. Donc si, par exemple, je puis sauver une vie en prélevant des organes sur un cadavre, les «droits» de ce dernier ne devraient pas passer avant les droits d'un vivant de survivre.
Si l'objectif est moins vital, on doit simplement mettre dans la balance les droits de celui qui veut utiliser le cadavre versus les droits, non pas du cadavre, mais des gens pour qui il est important que ce cadavre-ci ne soit pas utilisé, et évaluer lequel des deux droits (utiliser le corps ou ne pas l'utiliser) est le plus nécessaire dans cette situation spécifique.
Je pense que tu as raison à l’effet que les éthiques non-utilitaristes ont été conçues sur la base de considérations utilitaristes. Ultimement, tout le monde se soucie des conséquences des actes. Une personne qui estime agir de façon éthique mais dont les conséquences de ses actes lui sont complètement indifférentes est profondément… inconséquente!
RépondreEffacerJe suis d’accord avec toi à l’effet que la déontologie est une sorte de délégation de la responsabilité éthique. Plutôt que juger de la valeur de ses actes au cas par cas, l’individu défère son jugement moral à des éthiciens mieux avisés qui ont prédéterminé quels sont les bons actes. Cette éthique est indûment rigide, c’est pourquoi je n’adhère pas à la déontologie, mais je l’estime respectable puisqu’elle est fondée sur une sorte de modestie intellectuelle. Les déontologues estiment que les évaluations conséquentialiste sont trop difficiles à faire au cas par cas, ils s’attachent donc à des règles qui, en moyenne, causent plus de bien que de mal. C’est donc une sorte d’utilitarisme statistique.
Pour ma part, j’adhère à l’éthique de la vertu aristotélicienne. Je réponds donc aux critiques que tu fais à l’éthique de la vertu. Tout d’abord, je dirais que l’éthique de la vertu est à mi-chemin entre l’utilitarisme et la déontologie en termes de calculs éthiques. C’est-à-dire qu’elle est plus flexible que la déontologie en se permettant de faire des actes différents face à des cas différents; il faut toujours être juste, courageux, sage et tempérant mais ces vertus impliquent des actes différents face à des situations différentes. En même temps, elle est moins malléable que l’utilitarisme car elle s’interdit de s’écarter complètement des vertus. Je pense qu’il s’agit d’une sorte de modestie intellectuelle au même titre que la déontologie : les évaluations conséquentialiste risquent d’être erronées, on évite donc les actes les plus à risque de causer un plus grand mal imprévisible que sont les actes contraires aux vertus.
Un autre souci de l’éthique de la vertu est l’impact de nos actes sur notre constitution psychologique. Un individu qui agit de façon violente à répétition – peu importe ses motifs louables – risque de sous-estimer les conséquences néfastes de la violence; notre regard se désensibilise aux malheurs auxquels il consent. Le souci de pureté que ton évoques n’est pas une sorte d’arrogance morale qui refuse de se souiller les mains. C’est le souci de ne pas souiller notre esprit par des actes mauvais qui brouilleront notre regard moral. Ultimement, c’est toujours le bonheur qui est le souci. On reconnaît seulement que l’on ne pourra plus être un altruiste efficace si l’on devient moralement dégénéré à force de commettre actes mauvais au nom d’un plus grand bien.
Au fond, je dirais que l’éthique de la vertu représente deux mises en garde face à l’utilitarisme. D’un côté, il ne faut pas surestimer nos capacités d’analyse conséquentialiste ni la prévisibilité des conséquences de nos actes. D’un autre côté, il faut se méfier des conséquences que nos actes peuvent avoir sur nos capacités d’analyse conséquentialiste. Un utilitariste qui respecte rigoureusement ces deux mises en garde est, à toutes fins pratiques, un éthicien de la vertu.
Oui mais, à l'inverse, une éthique du devoir ou de la vertu va souvent avoir tendance à surestimer la sagesse du législateur à qui elle doit ses prescriptions. Par ailleurs, je constate que les éthiques de la vertu sont "égocentriques" dans le sens qu'elle ne focalise que sur la personne qui agit. Elles lui interdiront souvent des pratiques qui ne nuisent à personne et, dans un dilemme opposant la pureté à l'altruisme, privilégieront de rester pur. Par exemple, cette situation.
RépondreEffacerMais je suis tout à faire d'accord que l'on doit cultiver en soi les vertus qui nous permettent d'atteindre notre idéal utilitariste. Comme je le disais en mon éthique, on doit sublimer les inclinations nous poussant à causer de la souffrance (cruauté, colère, haine) et cultiver les inclinations nous poussant à créer du bonheur (amour, altruisme).
J’ai lu plusieurs de tes autres billets au sujet de l’utilitarisme. Je pense que je comprends mieux la différence entre l’utilitarisme et l’éthique de la vertu.
RépondreEffacerEn passant, je me permets de te complimenter. Je te critique au sujet de certains enjeux moraux et religieux parce que je suis fondamentalement en désaccord avec toi sur ces enjeux. Cependant, je dois dire que tu exposes tes idées avec une clarté et une précision rares mêmes chez les philosophes professionnels. J’ai pu mieux comprendre certaines idées en lisant quelques-uns de tes paragraphes qu’en lisant les livres entiers de certains philosophe. Même lorsque je suis en désaccord avec tes idées, je comprends mieux comment et pourquoi je suis en désaccord en te lisant. Zéro faiseur, je ne sais pas. Mais grand penseur, certainement! :)
L’éthique de la vertu s’oppose à l’idée que la vertu personnelle puisse être préservée aux dépens du bonheur des autres. Le principe, même s’il est moins direct que pour l’utilitarisme, est que la vertu sert ultimement le bonheur du plus grand nombre. Les vertus s’opposent toutes à l’égoïsme qui réduit indûment le bonheur des autres (ce qui n’est pas systématiquement incompatible avec ton égoïsme légitime, que j’ai aussi trouvé très éclairant). Cependant, les vertus impliquent un certain nombre d’interdits déontologiques. Ces interdits sont fondés sur des considérations qui s’apparentent au principe de la règle.
Je te cite au sujet de la règle : « On peut facilement prendre conscience que le climat de stress perpétuel dans une société où les citoyens peuvent être prédateurs les uns des autres est une conséquence néfaste sur le bonheur collectif. » Je pense que la différence entre l’éthique de la vertu et l’utilitarisme repose ultimement sur une application large de ce principe.
Les éthiciens de la vertu appliquent ce principe non seulement pour justifier des règles légales qui dérogent à l’utilitarisme strict mais aussi pour justifier des règles éthiques que les individus respectent par eux-mêmes. Le stress perpétuel est réduit si des lois interdisent aux citoyens d’être des prédateurs les uns pour les autres, mais il est partiellement maintenu si l’on sait que les citoyens peuvent souhaiter être des prédateurs les uns pour les autres mais qu’ils s’en abstiennent seulement par crainte des sanctions légales. Le stress perpétuel est complètement écarté si l’on a confiance que l’ensemble de citoyens est éthiquement opposée à la prédation en toutes circonstances. Nous aurons toujours à craindre les criminels et les psychopathes mais, si le meurtre peut être éthiquement légitime pour l’ensemble des citoyens malgré son illégalité, une partie significative du stress perpétuel est maintenue au détriment du bonheur collectif.
Plus profondément, un tel « stress perpétuel » n’est pas seulement un sentiment d’insécurité plus ou moins paranoïaque. C’est aussi une perte de confiance généralisée dans la bienveillance commune. C’est la conscience intime que notre vie peut être sacrifiée éthiquement contre notre volonté. C’est l’instrumentalisation assumée de la vie humaine aux dépens de la dignité inhérente à la personne humaine. Vraiment, je pense qu’une sorte de méta-évaluation utilitariste conclurait que la légitimation éthique de certains meurtres nuit ultimement au bonheur du plus grand nombre.
C’est pourquoi un éthicien de la vertu pourra être d’accord avec toi lorsque tu affirmes que l’on n’a pas le devoir de se rendre malheureux afin d’augmenter le bonheur des autres. Cependant, il dira que nous avons le devoir de respecter le bonheur des autres même si nos besoins de base peuvent seulement être comblés en anéantissant le bonheur des autres. D’un côté comme de l’autre, ça permet aux individus de jouir sereinement de leur bonheur sans se tourmenter indûment à cause du malheur des autres et sans craindre indûment à cause du malheur des autres.
Merci pour le compliment. :)
RépondreEffacerEt je suis d'accord avec toi lorsque tu dis que de cultiver certaines vertus aura des conséquences positives pour tout le monde. Mais je pense qu'il est primordial que le but demeure justement les conséquences sur le bonheur plutôt que la vertu pour elle-même. Autrement, l'éthique de la vertu peut facilement dévier de son objectif. Soit en frustrant inutilement les désirs de l'individu (ou en le culpabilisant lorsqu'il n'a pu demeurer vertueux), soit en lui faisait préférer sa propre "pureté moral" à l'altruisme.
Un exemple biblique: Un gars est tombé au fond du puits. Personne ne veut le sauver parce que ce serait travailler, que c'est le jour du sabbat et qu'il est mal de travailler ce jour-là. Pour préserver égoïstement sa vertu, on abandonne celui qui a besoin d'aide.
Et un exemple d'un cas de frustration inutile des désirs et de culpabilisation, serait si une personne est homosexuelle mais qu'elle croit qu'il est mal d'aimer une personne du même sexe. Elle va passer sa vie en évitant l'amour ou en faisant semblant d'aimer quelqu'un.
Évidemment que tout cela dépend de quelles sont les "vertus" que l'on adopte dans notre éthique de la vertu. Mais je pense que si notre objectif n'est pas consciemment utilitariste, on n'aura aucun outil pour déterminer quelles vertus sont utiles et lesquelles on devrait abandonner. Ça ne demeurera qu'une liste plutôt arbitraire, basé davantage sur la tradition que sur le gros bon sens.
En effet, la définition de la vertu est centrale à l’opinion que l’on se fait de l’éthique de la vertu. Le sabbat et la chasteté sont des vertus spécifiquement religieuses; il est normal qu’une personne non-religieuse n’en tienne pas compte. En parlant de l’éthique de la vertu, je t’invite à tenir seulement compte des vertus que tu reconnais. On peut critiquer et rejeter les fausses vertus sans s’écarter de l’éthique de la vertu.
RépondreEffacerJe pense que, si l’on valorise suffisamment les vertus que sont l’humilité et la charité (ou l’amour), on ne risque pas de préserver égoïstement sa vertu en abandonnant celui qui a besoin d’aide. Ce serait incohérent. En termes bibliques, on dit que c’est une mentalité de pharisien; en termes théologiques, on dit que c’est du légalisme. Je suis d’accord avec toi pour condamner une telle attitude éthique. Les vertus ne doivent pas être une liste de règles mais plutôt un ensemble de considérations. Les vertus sont, en quelque sorte, des « package deals » d’évaluations conséquentialiste définies à l’avance de façon à faciliter nos jugements éthiques.
Dans un sens, je pense que l’éthique de la vertu est véritablement à mi-chemin entre la déontologie et l’utilitarisme. La déontologie n’a aucunement confiance dans le jugement individuel et circonstanciel, les actes bons sont donc entièrement définis d’avance. L’utilitarisme a entièrement confiance dans le jugement individuel et circonstanciel, les actes bons ne sont donc aucunement définis d’avance. L’éthique de la vertu a partiellement confiance dans le jugement individuel et circonstanciel, les actes bons sont donc partiellement définis d’avance. Serais-tu d’accord avec cette distinction?
J’ai beaucoup repensé à l’égoïsme légitime (et j’ai écris plusieurs commentaires que j’ai effacés après réfléchi aux réponses que je me donnerais à moi-même) et je suis finalement d’accord avec toi. Étant juriste, j’ai une déformation qui me fait penser à ces questions en termes légaux. Lorsque l’on est accusé de meurtre, on peut invoquer la légitime défense afin d’être déclaré innocent; cela est évident en termes utilitaristes orthodoxes. Ce qui est intéressant est que l’on peut également invoquer la nécessité. Si des meurtres étaient nécessaires afin de sauver notre vie, même si les victimes n’étaient pas nos agresseurs, on est déclaré innocent par la loi. En ce sens, ton éthique se rapproche plus de l’éthique légale que l’utilitarisme orthodoxe.
C’est étrange, mais ça me fait du bien de réaliser que l’égoïsme légitime est effectivement légitime. J’ai souvent ressenti des montées de culpabilité parce que je vis dans le confort occidental alors que de nombreuses personnes meurent de faim. Comme tu le fais valoir dans ton billet sur l’éthique, s’imposer une discipline afin que notre contentement cesse de déprendre des conforts superflus est un devoir éthique. Néanmoins, dans l’immédiat, se rendre malheureux afin d’augmenter le bonheur des autres n’est pas un devoir éthique. Ton discernement procure un soulagement…
Par ailleurs, je ne pense pas que les vertus traditionnelles soient des normes arbitraires. Je pense qu’elles sont la synthèse d’une vaste expérience ancestrale qui est en partie le fruit de pratiques injustes – en cela il faut réformer la tradition – et en partie le fruit de pratiques qui maximisent le bonheur. Car ce sont les deux types de pratiques qui peuvent perdurer assez longtemps pour devenir traditionnelles : les pratiques de domination des forts sur les faibles et les pratiques qui procurent un bonheur constant et généralisé. Les pratiques qui n’ont ni l’une ni l’autre de ces deux caractéristiques ne perdurent pas assez longtemps pour devenir traditionnelles. Il me paraît donc plus sage d’initier notre réflexion éthique à partir des vertus traditionnelles plutôt que de les écarter simplement. C’est une sorte d’humilité intellectuelle face à l’expérience de nos ancêtres.
«je t’invite à tenir seulement compte des vertus que tu reconnais»
RépondreEffacerJustement, comme je le dis dans ce billet, la seule vraie vertu ou valeur que je reconnais comme étant «importante en soi» est le bonheur. Puisque c'est la seule fin qui n'est pas un moyen. Tout autre vertu n'a d'importance que pour son utilité pour le bonheur. Par exemple, la liberté et la vérité sont les valeurs que je mets en seconde position après le bonheur, mais c'est seulement parce que ce sont d'excellentes servantes du bonheur. En étant libre et bien informé, on atteint mieux le bonheur qu'en était contraint ou trompé. Mais aussitôt qu'il y a conflit entre ces valeurs et le bonheur, c'est le bonheur qui prime. Voilà pourquoi je suis utilitariste et pas «vertualiste».
«ce sont les deux types de pratiques qui peuvent perdurer assez longtemps pour devenir traditionnelles : les pratiques de domination des forts sur les faibles et les pratiques qui procurent un bonheur constant et généralisé.»
Je suis à 100% d'accord avec ça. J'ajouterais cependant qu'une pratique qui avait originellement ce genre de fonction et qui s'est incrustée dans la tradition peut ensuite perdre son utilité dans un nouveau contexte ou «muter» de façon à devenir inutile, mais continuer d'être pérenne pour la seule raison de son ancienneté. Le critère utilitariste m'apparaît ainsi nécessaire pour départager les traditions utiles au bonheur commun, de celles qui servent la suprématie des forts ou qui ont perdu leur fonction d'origine.
Je suis d’accord que le bonheur est la seule fin et que les vertus sont des moyens. Selon cette définition très inclusive, je suis un utilitariste moi aussi. Cependant, j’estime qu’une psychologie axée sur les vertus est un moyen plus efficace d’atteindre le bonheur que des évaluations conséquentialistes hyper-raffinées. Ces deux moyens ne sont pas mutuellement exclusifs mais, quand vient le moment de s’investir dans le développement de notre éthique personnelle, je pense qu’il est plus important de penser aux vertus qu’aux évaluations conséquentialistes puisque les vertus sont le fruit d’une expérience ancestrale incluant une immense quantité de conséquences. Je suis d’accord avec toi qu’il faille utiliser un « filtre » utilitariste sur les vertus afin d’écarter leurs aspects nuisibles ou périmés mais je pense qu’il est essentiel de prioriser le véhicule psychologique que sont les vertus.
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