dimanche 15 mai 2011

Le monde des idées

Le très sage philosophe grec Démocrite (460-370 av. notre ère) avait une vision du monde matérialiste, c'est-à-dire qu'il croyait que le seul le monde matériel existait. Pour lui, rien n'existait en dehors des atomes (corpuscules insécables dont il postula l'existence) et du vide. Toute chose n'étant constituée que d'atomes dont les agencements formeraient les différentes substances existantes. C'est surprenant d'à quel point son intuition l'amena proche des conclusions de la science moderne.

Par opposition, son contemporain Platon (427-346 av. notre ère) croyait à un dualisme entre le monde de la matière et celui des idées. Pour lui, le monde qui nous entoure est en quelque sorte illusoire. Les entités que nous percevons n'existent pas en elle-même, ce sont les concepts qui existent vraiment. Il utilisait l'allégorie de la caverne pour expliquer son point: Notre regard est fixé en permanence sur les ombres dans la caverne (les choses matérielles) et l'on arrive pas à regarder ce qui projette ces ombres depuis l'extérieur de la caverne (les concepts purs). Nous ne vivons donc pas dans la vraie réalité. Les choses autour de nous ne seraient que les avatars éphémères et imparfaits d'archétypes éternels flottant dans l'éther du monde des idées. Bref, les concepts purs sont plus réels que les objets qui les portent. Par exemple, la beauté existe en soi et s'incarne partiellement dans les belles choses. Il existerait donc un autre monde où vivent les idées, où la beauté cohabite avec le théorème de Pythagore.

Il est regrettable que ce fusse la conception dualiste de Platon qui fut retenu par l'Histoire quand on se rend compte que la science tend à pencher beaucoup plus du côté de Démocrite. Même si, de nos jours, la conception scientifique du monde commence à se diffuser dans toutes les strates de la société, des persistances du dualisme platonicien continuent d'influencer considérablement la conception du monde des gens.

La croyance en l'âme trouve évidemment un appui de taille dans cette vision du monde. Le corps ne devenant plus qu'une ombre projetée par ce «concept» immortel qu'est notre âme. Toutes les mutilations que peuvent subir notre corps et que semble subir notre esprit (dommages au cerveau) ne sont que des interférences déformant l'allure de cette ombre mais ne changeant rien à la nature de notre être véritable qui demeure à l'abri de tout dans un arrière-monde. Le dualisme matière/idée est donc un bon ami du dualisme matière/esprit.

Les différentes formes de discriminations arbitraires qui persistent dans nos sociétés modernes découlent souvent d'une telle conception du monde. Par exemple, on aura une idée de ce qu'est «une femme standard», «un Noir standard» ou «un homosexuel standard» et nous verrons tous les individus de ces catégories comme des copies plus ou moins parfaites de ce stéréotype. Comme si les gens sortaient tous d'un moule différent selon leur catégorie, mais que ce moulage permettait quelques petites variations rares et insignifiantes. Bref, on aura tendance à faire des généralités à cause de cette vision du monde. Également, l'effet de halo puise sûrement un peu de sa légitimité dans cette cosmologie obsolète. Puisque tous les gens du même groupe sont, finalement, les «ombres» d'un même «concept pur», c'est comme s'ils se partageaient la même âme et donc que l'un était redevable des actes d'un autre. Et, par extension, le nationalisme est également tributaire de cette croyance, les gens d'une même nation étant vus comme des dérivés de l'individu type de cette nation.

Pour le biologiste Ernst Mayr (1904-2005), la théorie du monde des idées est également responsable du fait que la théorie de l'évolution soit apparue si tardivement dans l'histoire de la science. Richard Dawkins nous résume ainsi l'explication de Mayr:

«L'essentialisme biologique traite les tapirs et les lapins, les pangolins et les dromadaires, comme des triangles, des losanges, des paraboles ou des dodécaèdres. Les lapins que nous voyons sont de pâles ombres de l'"idée" parfaite de lapin, du lapin essentiel de l'idéal platonicien, flottant quelque part dans l'espace conceptuel avec toutes les formes parfaites de géométrie. Les lapins de chair et de sang peuvent varier, mais leurs variations doivent toujours être vues comme des déformations défectueuses de l'essence idéale du lapin.»*

Ainsi, les individus d'une même espèce peuvent dériver jusqu'à un certain point de leur individu type mais jamais au point de franchir la barrière des espèces. C'est sans doute pourquoi, même si l'idée que les espèces aient un ancêtre commun a été proposée depuis des temps immémoriaux dans plusieurs cultures du monde, les penseurs occidentaux héritiers de Platon l'aient si longtemps ignorée ou écartée. C'est surtout lors de discussions sur le végétarisme que j'entends souvent des arguments découlant d'un tel paradigme. Car bien que la théorie de l'évolution soit acceptée par pratiquement tous, lorsqu'il est question du statut légal ou éthique des animaux, nous revenons spontanément à une conception discontinue des espèces. Même les humains les moins lucides et les moins sensibles (par exemple, une personne ayant une déficience mentale grave le rendant intellectuellement analogue à un porc) seront considérés comme n'importe quel autre avatar du concept pur «humain», tandis qu'une bête, aussi intelligente et lucide qu'elle puisse être, sera traitée comme du mobilier.

La conception des langues subit aussi l'influence du platonisme. Même si l'on sait que, comme les êtres vivants, les langues évoluent à partir d'ancêtres communs, on continuera de voir, disons, le français comme étant une chose en soi. Les grammairiens nous dictant ce qu'est le vrai français et toutes les déviations de ce français pur (régionalismes, anglicismes, barbarismes) sont vues comme une détérioration, un éloignement de ce français parfait.

La croyance en Dieu bénéficie aussi parfois du monde des idées. Souvent, Dieu lui-même est vu comme étant un concept pur ou l'ensemble de plusieurs concepts purs comme la beauté, la bonté et l'amour si l'on adhère au sophisme de Thomas d'Aquin. Autrement, on peut aussi utiliser l'argument du législateur cosmique en disant que les lois (et les autres concepts purs de l'univers) ont forcément été écrites par quelqu'un… donc Dieu existe. Sinon, Dieu est aussi souvent vu comme étant le soleil dans l'allégorie de la caverne, celui qui permet aux concepts purs de projeter leurs ombres sur la paroi.

Bien évidemment, je suis ici plus du côté de Démocrite que de celui de Platon. L'erreur de Platon est de considérer que les idées existent indépendamment de l'esprit qui les supporte, et de confondre notre représentation du monde avec le monde lui-même. Les concepts sont des inventions humaines pour classer et diviser le monde de façon à nous le rendre plus intelligible. Une des conséquences de la croyance au monde des idées, est donc que les gens ont tendance à prendre leurs «catégories mentales» pour des réalités objectives. Au lieu de voir un continuum parfait, ils verront des archétypes parfaits dont les déclinaisons dans notre monde peuvent se ressembler et se confondre, sans que ces concepts purs n'en demeurent distincts pour autant.

On peut faire un parallèle avec la langue. Nous avons inventé des mots que l'on associe à des choses. Cette association entre signifiant et signifié n'existe que dans nos esprits. Il y a dans le cerveau de tout francophone un lien entre la séquence de sons [pɔm] et une pomme. Le lien n'existe donc pas dans l'absolu mais dans une intersubjectivité. Il y a une copie de la langue française dans chaque francophone et ces copies peuvent varier d'une personne à l'autre, sans qu'aucune version ne soit rattachée à un absolu parfait et éternel. On peut prendre aussi l'ADN comme analogie: Chacune de mes cellules contient une copie de mon code génétique et c'est le fait que ce code soit plutôt semblable d'une cellule à l'autre qui permet à mon organisme d'exister tel qu'il est. Bref, il existe une copie de tout concept dans l'esprit de tout ceux qui le conceptualisent, sans que le concept n'ait une existence autonome et extérieure.

Je pense que cette différence d'opinion entre ces deux philosophes est le point de divergence principale entre ma vision du monde et celle de l'individu moyen.

––

*DAWKINS, Richard, Le plus grand spectacle du monde, Ed. Robert Laffont, p.34

3 commentaires:

  1. Très intéressant et bien développé. J'aime!

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  2. Que voilà un excellent exposé bien clair!
    Tout à fait en accord avec ma propre représentation du monde.

    Merci, Feel O'Zof! :)

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